Elle était Américaine, elle était Noire, elle était belle, elle portait d’épaisses fourrures, arborait des robes bigarrées et se coiffait souvent de turbans serrés qui mettaient en valeur son visage sculptural. Lorsqu’elle entrait en scène, l’attention naturellement se portait sur elle. Le port de tête, l’auguste démarche, y faisaient beaucoup mais aussi simplement les rôles qu’elle endossait : pour la plupart, des rôles de femme que la blessure amoureuse rend sauvage. Elle portait en elle cette ardeur qui fait bon marché des ordinaires clivages de répertoire et n’admet comme ligne directrice que la force des pulsions – après tout, la voix elle-même n’est-elle pas autre chose qu’un instrument ? Une pulsion faite organe, une brûlure faite chair, enfin une transcendance ayant trouvé sa proie.
Telle fut Shirley Verrett : une des dernières déesses, faisant plier genou à tout ce devant quoi elle passait, et se donnant le privilège parfois d’obtenir double hommage lorsque successivement elle fut Amnéris et Aida, Adalgisa et Norma, Ulrica et Amelia et même, dans la même soirée, Cassandre et Didon des Troyens (au Met).
C’est cette image en tout cas qu’elle nous laisse, et ses quatorze années d’enseignement à la Michigan University parachèvent ce portrait, car il faut décidément voler bien haut pour consentir à enseigner les jeunes gens d’une école qui n’est pas la meilleure du monde, et leur offrir sans lassitude le trésor amassé d’une carrière hors normes.
La légende, c’est sa fonction même, dissimule une part de la vérité. Lorsque Shirley Verrett publia ses mémoires en 2003 (You Never Walk Alone), elle y révéla les iniquités que lui avaient valu sa peau noire dans une Amérique des années soixante encore acquise au simplisme raciste.
On se souvint alors que la reine Shirley n’était pas, toute déesse qu’elle fût, sortie toute armée du front paternel mais était née (en 1931) à la Nouvelle Orléans d’une famille afro-américaine fort religieuse, qu’elle avait émigré pour aller suivre des études de chant en Californie avant de les conclure à la Juilliard School : parcours méritocratique dépourvu de toute originalité. Il y a plus : les débuts de Shirley Verrett se firent un peu au hasard des engagements dans des rôles de mezzo. Elle fit ses débuts européens en 1957 dans un opéra bien oublié, à Cologne. Si elle s’affirma dans Carmen, ce fut à Spoleto puis à Moscou période soviétique… Et l’on était déjà en 1960, au moment même où, en Amérique, on pouvait lui refuser certaines apparitions pour des raisons raciales. C’est en 1961 seulement qu’elle remporte les auditions du Metropolitan, tremplin de tant de chanteurs américains, mais venant généralement plus tôt.
Ainsi cette torche vivante eut-elle beaucoup à patienter avant de faire valoir sa flamme. Est-ce si étonnant ? Celle qui serait quelques années plus tard une tragédienne sans pareille était alors dotée d’une voix au timbre pulpeux, mais à l’ambitus un peu court, peu nourrie dans les graves, et sans grand volume – elle n’en aura jamais tellement.
Aussi n’est-ce pas l’extraordinaire de sa voix qui lui valut son succès, dès la fin des années 60, mais une complète révolution personnelle. D’une voix bien éduquée, elle fit un passeport pour la tragédie verdienne et le grand opéra français. Comment donc ? En mobilisant toutes ses ressources, non seulement vocales, mais physiques, mais morales, en sculptant la déesse que nous, un peu tard venus, avons cru à tort native, donnée d’avance. Cas étonnant d’une métamorphose que l’on a eu le tort de comparer à Callas ; car Callas avait dans le gosier un don que Verrett n’avait pas. Verrett est une transfigurée.
Mais avec Callas elle partagea un trait fondamental : le travail. Ecoutons Shirley Verrett, comparons-là à d’autres tragédiennes, à des Gencer, à des Sills, à Crespin, sans parler des Mödl et autres teutonnes. Une évidence crève les yeux : il n’y a pas dans cette voix la chair consumée des tragédiennes-nées. Absentes, les stridences déchirantes et le hors-format qui pour les besoins du chant dompte sa nature délirante. Chez Verrett, le caractère fait tout : intensité de la diction, culte de l’expression, travail technique d’extrême précision et qui permet de durer. Chez Verrett, l’artiste supplante la nature. La technique transcende les moyens. La volonté sublime le travail.
Ce souhait permanent d’aller plus loin que soi-même, de dépasser des limites assez évidentes, a produit la Verrett que nous connaissons. Et lorsque nous parlons de divinité, il ne faut pas s’y tromper ; ce que nous aimons en elle n’est en effet rien d’autre que le résultat de son effort inlassable pour dépasser ce que la simple nature lui avait donné, pour conquérir, aller au-delà. Chez Shirley Verrett, le plus surprenant ce n’est pas qu’elle soit une Didon, une Dalila, une Lady Macbeth pour toujours, c’est qu’en elle, rien d’autre ne pouvait la disposer à ces rôles qu’un formidable, un exceptionnel, un irrésistible élan la portant par-delà toute limite.
Une fois atteintes les régions rêvées où elle devenait héroïne tragique, plus rien ne pouvait la handicaper ; alors elle régnait, marquait les esprits, et devenait Lady Verrett. Non, elle n’y laisserait pas sa voix, comme d’autres le firent. Car elle n’était pas portée par un effort vocal, mais pas une pulsion de tout son être. Limitée vocalement, Shirley Verrett était émotionnellement inépuisable. Dans l’affect qu’elle exprimait, elle trouvait la ressource pour se maintenir à ces hauteurs. La tragédie, la violence, la cruauté des sentiments : tout cela elle le traduisait comme aucune autre, et c’est cela même qui lui donnait la santé vocale dont elle put jouir pendant ses trente ans de carrière. Chanter Tosca, beaucoup peuvent le faire, et qui ont des voix plus grandes que Verrett. Mais savoir garder, ce faisant, son intégrité émotionnelle, ne pas laisser la voix partir avec le pathos, voilà qui fait la grande artiste. Oh, comme elle dut convoiter ces profils altiers de reines brisées ! Et comme, les ayant miraculeusement touchés du doigt, elle dut se sentir proche d’elles, conforme à elles, sororalement, pour vouloir encore et toujours les étreindre, les incarner, les porter aussi haut qu’elle pouvait ! C’est cela le miracle de Verrett.
Shirley Verrett après une représentation de Macbeth à La Scala en 1975, avec Nicolai Ghiaurov (Banquo), Claudio Abbado et Piero Cappuccilli (Macbeth)
Paradoxe apparent seulement que les très nombreuses prises de rôle de Verrett dans un répertoire dont on ne dirait pas qu’il est fait pour les Lady Macbeth et les Dalila : les Rossini sérieux (Moise, Le Siège de Corinthe) et les reines donizettiennes. La gloire venue, elle y consacra une part considérable de son temps, quand elle aurait pu rentabiliser des Carmen ou des Eboli jusqu’à plus soif. Il faut écouter ces Rossini. Ce n’est pas la ductilité seulement de cette voix qui lui permit de les faire revivre. C’est plus que cela. C’est l’Ecole. Jamais autant que dans ce répertoire du primo romanticismo on entend le noyau dur de la technique « verrettienne », qui est aussi, sans doute, son secret : un chant absolument rompu au bel canto. Le trille, la messa di voce, l’émail jamais entamé du timbre, le legato, voilà Shirley Verrett. Comme il faut se connaître, savoir qui l’on est pour, une fois la carrière lancée, les Carmen signées, les Dalila fêtées, accepter de ressusciter Sinaïde ! Et en faire par surcroît une part importante de son activité. Ce n’est pas un hasard. Il faut aussi écouter de Verrett l’Orphée de Gluck, sa ligne châtiée, ce souffle employé avec une science classique. Oui, Shirley Verrett était une grande chanteuse avant que d’être une grande tragédienne.
De Shirley Verrett, rien ne serait plus faux, au moment où elle nous quitte, que retenir le souvenir d’une chanteuse toute de feu et d’instinct. Elle fut feu et instinct uniquement parce qu’elle savait exactement ce que sa technique lui permettait de faire et elle ne chanta jamais qu’en artiste consommée, avant que d’être consumée. Ah, sans doute il lui fallut une volonté d’acier, une détermination constante, comparable en cela non à Callas mais à Schwarzkopf. Sans doute, pour chanter ces femmes hantées ou brisées, abandonnées et furieuses, pour se confronter à ces figures écrasantes que sont les grands rôles qui jalonnèrent la carrière de Verrett (et j’y inclus les reines donizettiennes), fallait-il avoir soi-même fait le tour de sa propre féminité, avoir conscience des ressorts les plus troubles et les plus puissants de sa propre âme. Telle fut l’humanité de Shirley Verrett. Passant dans son chant, elle nous saisit comme une impérieuse évidence, et nous faisait croire que, peut-être, elle ne mourrait jamais.
Sylvain Fort