Il force l’admiration par la longévité de sa carrière. A 66 ans, Gregory Kunde est au sommet de son art et aborde désormais les rivages dramatiques avec autant de bonheur que jadis le bel canto. Le ténor est aussi aussi chef d’orchestre. Attentif aux chanteurs, il n’en est pas moins dans la fosse un musicien qui sait mettre en lumière toutes les nuances du tissu orchestral dans un style subtil et élégant. C’est donc dans une double posture, de chanteur et de chef, qu’il envisage l’avenir. Mais s’il reste avant tout une voix qui aimerait une fois encore s’essayer à Peter Grimes, un personnage complexe qui le fascine et chanter Cavaradossi, un rôle qui manque encore à son large répertoire.
Comment avez-vous été informé de l’annulation des représentations ?
J’ai reçu les notifications des annulations par mes managers et j’ai compris très tôt ce qu’il se passait, la plupart de mes engagements étant italiens, et l’on sait que la situation là bas a précédé la nôtre. J’ai d’abord eu des nouvelles de Rome pour l’annulation de Turandot il y a plus d’un mois maintenant et tout récemment de Luisa Miller à Bologne. Je n’ai pas encore eu officiellement des nouvelles de Gênes pour Turandot en mai, ni du concert Das Lied von der Erde à la mi-mai. J’attends également une annulation officielle de Fidelio à Florence pour le Maggio Musicale Festival fin mai. Quant à Il Trovatore à Vienne, j’ai été informé de son annulation il y a environ dix jours. J’espère toujours qu’Otello dans le cadre du festival de Munich en juillet, sera maintenu ainsi que Cavalleria / Pagliacci à Seattle en août et Il Trovatore à Los Angeles fin septembre-début octobre.
Quelles conséquences pour vous?
Elles sont pour moi les mêmes que pour la plupart des artistes lyriques. Nous ne serons pas payés. Dans chaque contrat que nous signons, il y a une clause de « force majeure » en toute fin qui désengage les théâtres en cas de « catastrophe naturelle » ou d’un évènement imprévisible ou insurmontable, quelque chose de ce genre, et dans laquelle entre cette pandémie, afin qu’ils ne soient pas obligés de payer quoi que ce soit pour le contrat signé. A la survenance de l’évènement caractérisant cette force majeure, les contrats deviennent de facto « nuls et non avenus » comme s’ils n’avaient jamais existé. Dès lors, nous sommes, pour la plupart, dans une situation très difficile.
Comment vivez-vous le confinement et comment organisez-vous vos journées?
C’est très étrange, mais cette situation est assez agréable pour moi en ce moment. Je ne passe pas beaucoup de temps avec ma famille normalement lorsque je voyage constamment. Être à la maison avec Linda et Isabella est une bénédiction et nous l’apprécions vraiment. Nous essayons d’utiliser notre temps de manière productive, des travaux d’intérieur, du jardinage et bien sûr le temps consacré à l’étude de rôles en ce qui me concerne. Isabella fait également son travail scolaire à domicile sur son ordinateur. Malheureusement, c’est sa dernière année de lycée et elle et ses camarades de classe manqueront tout ce que les « aînés » ont connu avec fierté. Leur cérémonie de remise des diplômes est un évènement important ici et bien sûr, être ensemble les dernières semaines de cette ultime année au lycée manque vraiment. Nous sommes très tristes pour elle et pour ses camarades de classe qu’ils se fassent « voler » par les circonstances cette expérience importante de leurs jeunes années.
Comment envisagez l’après crise?
Il est prématuré d’imaginer quoique ce soit à ce stade. Je pense que le mieux que nous puissions espérer désormais est d’entamer de la meilleure manière possible la saison 2020/2021 en septembre, car j’ai le sentiment, même si je déteste le dire, que la saison en cours est désormais terminée. Bien sûr, j’espèrerais que les spectacles de cet été puissent être maintenus mais il convient d’être lucide et de se résoudre à se projeter dans la saison d’après et les objectifs que l’on s’est fixés. En ce qui me concerne, je me concentre désormais sur Verdi et le répertoire vériste. Beaucoup de Turandot et Otello mais aussi Trovatore et Aida, et bien sûr Cavalleria/Pagliacci. Eh bien, je dois dire que j’ai embrassé à peu près tous les rôles que je rêvais de jouer, sauf Cavaradossi dans Tosca. J’espère pouvoir chanter ce rôle avant de prendre ma retraite. Je souhaite également de nouveau interpréter Peter Grimes que je n’ai joué qu’une seule fois sur scène à Valence. J’aime tellement Peter Grimes pour ce qu’il a de tragiquement humain, ses qualités et ses fêlures. C’est un homme mal compris, qui veut l’amour dans sa vie mais ne sait comment le susciter. il aime Ellen mais il ne peut se résoudre à le lui dire. Il est violent avec les garçons parce qu’il a été maltraité dans son enfance. il les maltraite, mais n’en a pas conscience parce que c’est ainsi qu’il a été lui meme traité. Sur le coup il ne ressent rien, et c’est seulement après qu’il réalise, ce qui le pousse in fine à se suicider. Mais je suis tout autant fasciné par la musique de Britten que par la complexité de Peter Grimes lui-même. On peut composer un personnage incroyable à partir des mots et du tissu musical. C’est un plaisir pour un chanteur d’avoir à autant interpréter qu’à chanter un rôle, et j’espère vraiment pouvoir incarner davantage Peter Grimes à l’avenir.
Quels sont vos engagements à venir et qu’en est-il de la direction d’orchestre ?
Je pense que les deux engagements les plus importants pour moi sont ceux prévus aux États-Unis cet automne, à savoir Cavalleria / Pagliacci à Seattle et Il Trovatore à l’Opéra de Los Angeles en octobre qui seront mes débuts là-bas. Pour ce qui est de la direction d’orchestre, je n’ai pas de projets dans l’immédiat, mais j’espère pouvoir m’y consacrer de plus en plus. J’aime diriger et je pense vraiment avoir des choses à dire à la jeune génération de chanteurs et de musiciens à travers la direction d’orchestre, et notamment dans le répertoire belcantiste. Et c’est une joie de faire de la musique de cette façon aussi.
Propos recueillis et traduits de l’anglais le 13 avril 2020