Anna Netrebko revient à New York avec cet Eugène Oneguine qui l’avait vue triompher en ouverture de saison 2013-2014. On la pensait alors au pinacle ; elle a gravi depuis une marche supplémentaire. L’agitation qui accompagne chacune de ses apparitions des deux côtés de l’Atlantique en est le signe. Mais la conquête du palier supérieur, réalisée à travers l’élargissement de son répertoire, n’a pas été sans conséquence sur la voix. Tatiana tombe-t-elle encore sans un pli sur son soprano, comme l’affirmait Maximilien Hondermarck visionnant amoureusement la captation DVD du spectacle en 2013 ? Christian Peter, qui assistait samedi dernier dans un cinéma parisien à la retransmission live in HD de cette représentation new yorkaise, trouve son interprétation approfondie. Dans la salle, l’impression diffère. Déjà à Munich en 2015, dans ce même rôle, le timbre nous avait semblé trop épanoui pour traduire les émois amoureux d’une jeune fille. Deux années plus tard, l’émission toujours plus large renvoie, au premier et deuxième acte de l’opéra, une image encore moins adéquate de Tatiana. Rappelons qu’Eugène Onéguine fut volontairement composé pour les élèves du Collège impérial de musique à Moscou. « Le ravissant tableau de Pouchkine sera terriblement avili lorsqu’on l’aura transporté sur scène et livré à la routine, aux traditions absurdes et aux vétérans qui n’hésitent pas à jouer les jeunes filles de 16 ans et les adolescents imberbes », écrivait Tchaikovsky en 1877. Preuve que le compositeur avait sûrement en tête une héroïne au format vocal plus modeste, mieux en accord avec son adolescente fraîcheur. Le troisième acte cependant modifie la donne. Tatiana devenue princesse peut le temps d’un ultime duo s’abandonner à la volupté d’un chant capiteux. Anna Netrebko se jette dans cette dernière scène avec l’ardeur qu’on lui connaît, réconciliée avec la justesse, le geste ample, l’aigu en forme de javelot, telle qu’en elle-même, enfin.
© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Aux coups répondent les coups. Peter Mattei dans cette confrontation finale, repousse d’un cran les limites d’une interprétation déjà extrême. Un frisson parcourt l’audience lorsque suppliant, il tombe sur les deux genoux, tel un homme frappé d’une balle dans le dos. Déjà auparavant, son baryton dégageait une chaleur animale, une fascination dangereuse qui tient autant à l’investissement expressif qu’à la voix, brodée d’ombre et de velours. La beauté du diable en quelque sorte.
A l’image de la mise en scène de Deborah Warner, irréprochable mais lisse, le reste de la distribution répond aux standards de qualité en vigueur à New York, à savoir des chanteurs rompus à ce répertoire, sans traits suffisamment saillants dans leur rôle pour ne pas paraphraser ce qui a déjà été écrit, à deux exceptions près : d’abord, le prince Grémine de Štefan Kocán dont la jeunesse, inattendue dans une partition dévolue d’habitude aux chanteurs avec plus de bouteille, n’est pas incompatible avec une tessiture de basse profonde et enveloppante ; ensuite, Lenski confié au jeune ténor Alexeï Dolgov. Ce soliste du Bolchoï n’a sans doute pas la plus belle voix du monde mais, doté d’une technique solide et possédé par le texte – qu’il comprend contrairement à bien des chanteurs communément distribués dans le rôle –, il délivre une interprétation bouleversante d’un des airs les plus émouvants du répertoire. Chacune de ses interventions, plus généralement, est marquée au fer rouge d’une expression dont l’intensité ne contredit pas mais au contraire souligne la justesse musicale.
Enfin rétabli, après avoir dû les deux représentations précédentes céder sa baguette pour des problèmes de dos, Robin Ticciati gonfle d’un vent brûlant les voiles de la partition, tout en respectant l’équilibre des volumes. Si l’on omet deux ou trois ratés, l’orchestre et les chœurs du Met sont une nouvelle fois au plus haut niveau. C’est finalement debout que le public applaudit le spectacle. A-t-il vraiment le choix ? La bousculade au parterre pour mieux photographier Anna Netrebko ou, moins respectable, sortir au plus vite de la salle afin d’éviter la queue au vestiaire, oblige à se lever.