« Le travail est l’aliment des âmes nobles » Sénèque
Cet hommage au baryton Ernest Blanc est né au fil de nombreux échanges avec son fils, Jacques Blanc, chef d’orchestre, chef de chœur et mémoire vivante de la trajectoire de cet artiste singulier dont les choix artistiques ont toujours répondu à des souhaits personnels et non aux desideratas des théâtres ou agents. C’est sur le chemin riche et dense des anecdotes et souvenirs de ce fils aimant, mais aussi plus proche collaborateur de l’artiste qu’Ernest Blanc apparait devant nous comme s’il était vivant, dans son art mais aussi dans ses valeurs de vie.
Comment le tourneur des chantiers de l’arsenal de Toulon est-il devenu l’une des plus grandes voix françaises du milieu du XXe siècle? Les cheminements inattendus de la vie ont conduit Ernest Blanc vers des horizons qu’il n’espérait sans nul doute pas embrasser. Né le 1er novembre 1923 à Sanari-sur-Mer, le baryton a suivi une trajectoire certes atypique mais qui s’est imposée comme une évidence à force de détermination et de travail. Ernest Blanc est d’abord une voix immédiatement identifiable par la clarté de son timbre et la limpidité de sa diction. Il est également doté d’une vitalité hors du commun, autant de précieux atouts pour se distinguer rapidement dans un art difficile et exigeant.
Poussé par son entourage à prendre des cours de chant, il entre au Conservatoire à la fin des années 40. D’emblée considéré à tort comme une basse, il est cantonné à étudier des morceaux trop graves pour lui et d’instinct, il sent que cette tessiture n’est pas la sienne. C’est lors d’une rencontre avec un professeur de chant extérieur au Conservatoire que son parcours musical prend alors une nouvelle perspective sous de bienveillants auspices. « Baryton Verdi », tel est l’expertise du Maitre de chant. Ernest Blanc découvre alors sa voix et cette nouvelle voie révélée va le conduire jusqu’à l’Opera de Marseille où il est auditionné en 1949. Il lui est aussitôt proposé d’entrer dans la troupe de l’Opéra pour chanter des seconds rôles. Par précaution, il demande un an de congé sans solde à l’arsenal de Toulon, restant ainsi en poste si d’aventure l’horizon radieux de l’art lyrique s’obscurcissait soudainement.
Rigoletto Paris 1954©collection personnelle Jacques Blanc
Quelques seconds rôles plus tard, il est proposé à Ernest Blanc d’apprendre Rigoletto en français et de participer aux répétitions avant que le chanteur attitré n’arrive. L’essai est concluant. Un an plus tard, en 1953, il interprète Tonio dans Pagliaccio, puis Valentin dans Faust. L’année d’après, il est appelé pour assurer une représentation-audition de Rigoletto au Palais Garnier. Le succès est tel qu’on lui propose d’entrer dans la prestigieuse troupe de l’Opéra de Paris. Dès lors s’ouvrent à lui des perspectives dont certaines seront tout à fait inattendues comme cette soirée de 1957, où en sortant de scène, alors qu’il venait d’interpréter Germont dans La Traviata, il est interpelé par le régisseur général qui attire son attention sur un homme à la silhouette longiligne qui l’attend en coulisses. L’individu se tient là depuis le début de la représentation et a beaucoup insisté d’ailleurs pour entendre le baryton dans « Di Provenza ». Cet énigmatique personnage, au visage impassible, et à la digne posture, est Hans Knappertsbusch, l’émissaire de Wieland Wagner lequel est à la recherche d’un baryton à la voix claire et aux aigus aériens. Ernest Blanc n’a jamais songé à Bayreuth et voilà que Bayreuth vient à lui !
Lohengrin Bayreuth 1958©collection personnelle Jacques Blanc
Le chanteur se retrouve alors devant Monsieur Wagner, passant une audition pour chanter Telramund, qu’il réussira avec brio. Bayreuth lui ouvre alors ses portes. Il fait donc ses débuts dans l’antre wagnérien pour la production de Lohengrin de 1958. Très apprécié par Wieland Wagner, celui-ci lui propose alors le rôle de Wotan, tenu par Hans Hotter mais le baryton français décline l’offre, ce personnage étant trop éloigné à son goût des contingences des hommes, une humanité qu’il aime incarner et faire vivre dans ses interprétations. Selon son fils Jacques, la préparation pour Bayreuth s’est apparentée davantage à un parcours du combattant qu’à une promenade de santé, car son père n’avait aucune notion d’Allemand, et le rôle de Telramund est non seulement difficile vocalement, mais très souvent rapide dans le débit des paroles. Le défi était grand et ce d’autant qu’Ernest Blanc était le premier chanteur masculin français à se produire sur la scène de Bayreuth. Il a donc été mis en relation avec un coach Allemand qui résidait à Stuttgart où le chanteur se rendait régulièrement pour étudier le rôle.
C’est ainsi que la carrière d’Ernest Blanc prit une dimension internationale à la laquelle toutefois le chanteur posa lui-même d’emblée des limites, en privilégiant sa vie de famille à ses contrats. En effet, il n’acceptait pas des engagements à l’étranger qui l’amenaient à être absent plus d’un mois et demi du domicile familial. Et pourtant, Ernest Blanc était appelé partout y compris au Metropolitan Opera de New York où le directeur de l’époque, Rudolf Bing himself, lui avait proposé les quatre personnages maléfiques des Contes d’Hoffmann qu’il a finalement refusés compte tenu tant de la durée de l’engagement que du profil maléfique des rôles qui ne l’enthousiasmait guère. Car le baryton, au caractère bien trempé, avait une idée très précise des personnages qu’il devait interpréter, et entendait bien rallier ceux qui les lui proposaient à son avis. Il a chanté quelquefois Scarpia, mais a toujours refusé Iago, et Falstaff. En revanche, Il avait un intérêt particulier pour les rôles Verdiens, mais aussi pour certains rôles Wagnériens, comme Le Hollandais ou Wolfram, qu’il a chantés à plusieurs reprises. Il s’est également illustré dans Don Giovanni au côté de la jeune Mirella Freni a Glyndebourne où sa voix claire et puissante confère au personnage une élégante séduction, dont un « La ci darem la mano » mémorable interprété avec un art consommé de la mezza voce et un la aigu final parfaitement exécuté. Mais c’est dans le chant français, dans cet art des nuances et de la diction qu’il brille comme ici dans l’air de Valentin de Faust,
Il appelait « art pur » ce chant auquel il donnait corps avec hardiesse et prestance. Il était très attiré par tous les rôles qui sollicitaient le registre aigu de sa voix, et avait en ce sens une affection toute particulière pour Renato de Un Ballo in Maschera, rôle verdien par excellence en accord parfait avec sa vocalité. Selon son fils Jacques, Il disait « piaffer d’impatience » pour arriver au fameux « Alzati…eri tu ». Et Il faut l’entendre ce Renato là, époux blessé mais à la dignité héroïque. Ernest Blanc n’a pas ici la posture sentencieuse d’autres barytons dans le même rôle. Il n’est pas un assassin par vengeance, car l’amour est la force motrice de ses actes. Chaque inflexion de sa voix illustre cet amour déçu, perdu, mais qui inspire encore la noble âme du personnage. Son approche donne alors tout son sens à la décision de Gustavo de laisser partir Renato en Angleterre avec Amélia. Mais pour son fils Jacques sa performance la plus mémorable est Rigoletto, dans lequel il a eu le privilège de le diriger en 1978 à Toulon. Un personnage qui lui seyait vocalement mais aussi humainement, Ernest Blanc ayant toujours habité avec une profonde émotion les rôles de père, comme celui de Louise dans l’opéra éponyme de Charpentier où il est particulièrement émouvant.
Tout l’art d’Ernest Blanc trouve son essence dans les fondamentaux les plus simples que beaucoup semblent avoir pourtant oubliés. L’appui du souffle sur le diaphragme, la compréhension du texte. Et surtout la diction qui repose sur les consonnes qu’il faut chanter comme on chante les voyelles. « Ce travail sur les consonnes du texte améliore non seulement la diction mais également le legato », un leitmoviv répétée à l’envi à ses élèves par un autre artiste d’exception, José van Dam. Ernest Blanc s’en est allé le 22 décembre 2010 mais ce qui demeure aujourd’hui de lui est la quintessence de l’élégance du chant à la française.