La féminisation des noms de métiers fut très longtemps un sujet de débat en France, où l’on aime à se chamailler pour pas grand-chose. On s’interrogeait doctement. Doit-on dire : « Cette machine est une lourde objette et cet objet est un machin à coudre » ? « Cette femme est une escroque et son mari un fripou doublé d’un brut » ? D’abord très opposée, l’Académie française semble s’y résoudre désormais, du moins pour les titres et les métiers. Cette féminisation était pourtant chose courante au Moyen Âge. Le Livre des métiers, rédigé vers 1268 par Étienne Boileau, prévôt de Paris sous le règne de Saint Louis cite les professions d’écrivaines, bouchères, botanistes, maréchales-ferrantes, chaudronnières, meunières, barbières, laitières … et même miresses (au Moyen Âge, un mire est un médecin). Comme on le voit, une partie de ces mots féminins a traversé les âges. Cette féminisation s’interrompt ensuite pour reprendre au XXe siècle : matelotes, cheminotes ou dirigeantes d’exploitations agricoles remontent à la première guerre mondiale. Parallèlement, une autre forme de féminisation s’accomplit : madame la sous-préfète désigne l’épouse du sous-préfet, contribuant à la confusion actuelle. Quant à la plombière, c’est un dessert, et la chauffeuse une petite chaise basse.
Mais venons-en aux chefs d’orchestre : s’agissant d’une femme, quel terme doit-on utiliser ? Si on suit l’accord des mots tels que créatif, natif, sportif, ou veuf, il faudrait dire « une chève », ce qui n’est pas très joli, rappelant trop le mot « chèvre ». L’usage n’a pas pris, et on comprend pourquoi. « Chéfesse », « chefesse » ou « cheffesse » (formés comme « doctoresse » qui existait bien avant « docteure ») est relevé par le grammairien André Thérive en 1929, mais désigne la « femme d’un chef traditionnel ou femme possédant une dignité de chef, dans certaines sociétés », comme la « préfète » est l’épouse du « préfet » donc. Le mot n’a pas davantage pris, sans doute pour éviter les tentations grivoises sur la rime. « Cheftaine » n’est pas le féminin de chef, mais désigne une jeune fille responsable d’un groupe de scouts. On pourrait aussi se contenter d’ajouter un « e » comme pour la plupart des noms féminins (ce qui est parfois idiot comme producteure au lieu de productrice, réalisateure pour réalisatrice, instituteure quand institutrice est bien établi, etc.). « Chefe » fait buter sur la prononciation : « Chèfe » dissipe le doute. « Cheffe » est le terme consacré en Suisse romande ou au Canada depuis le XXe siècle (mais au Québec, on dit aussi « la chef »).
En France, il semble que « cheffe » s’impose, peut-être d’abord comme une affirmation d’un progressisme assumé ce qui est une raison comme une autre, mais pas nécessairement une bonne raison, comme nous l’allons voir. La forme apparait au milieu du XIXe siècle. On en trouve une occurrence en 1841 dans La Revue des Théâtres : « C’est une brigande ! une cheffe, selon le style des femmes libres qui prennent avec la grammaire elle-même des libertés que les auteurs ont adoptées » : la diatribe elle-même laisse à penser que « cheffe » est quelquefois utilisé, mais tout en étant contestable. A cette époque en effet, dans le sens de supérieure hiérarchique, c’est l’expression « la chef » qui est couramment usitée.
Pour comprendre pourquoi, il faut revenir à l’étymologie latine. Le mot vient de l’ancien français « chiés », « chief », du latin « caput ». En latin, il n’est ni masculin, ni féminin, mais neutre. Il désigne à la fois la tête (d’où le « couvre-chef ») et le commandement. En italien, « capo » a gardé cette double signification. En fait, contrairement à ce que l’on nous a enseigné à l’école (enfin, à ceux de ma génération), le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Le français dispose de trois genres : féminin, masculin et neutre, ces deux derniers étant confondus. L’homme est donc une chose, ce qui devrait conforter certaines féministes. « Il pleut », « on parle », sont du genre neutre, de même que « ils viennent » en parlant d’un groupe de touristes des deux sexes par exemple (pour ceux qui se revendiquent des théories selon lesquelles chacun choisit son sexe, c’est bien pratique : le groupe de touristes peut être 100% masculin en début de visite, 100% féminin à la fin, et le genre neutre nous évite le casse-tête de l’accord). Pour clarifier ce genre neutre, certains jusqu’au-boutistes vont jusqu’à proposer de dire « al pleut », « l’avenir appartient à çauz qui se lèvent tôt », etc., mais restons-en là.. L’avenir seul nous dira si le mot « une cheffe », dont nous avons vu les origines contestables, s’impose au détriment de la forme « une chef », employée depuis plusieurs siècles et grammatiquement inattaquable.
Une chose est sûre, et bien moins anecdotique : la proportion de femmes à la direction d’orchestre reste toujours ridiculement basse.