Dans l’introduction de son livre Les Fantômes de l’opéra, René Leibowitz écrit : « pour aimer l’opéra, il faut avoir de l’imagination et, j’ajouterai, un sens du merveilleux qui manquent à beaucoup d’entre nous ». Paru en 1972, le volume en question n’a pourtant rien à avoir avec les spectres et revenants sur lequel se penche le présent article. Si les fantômes ont mis du temps à conquérir leur place sur les scènes d’opéra, ils y sont désormais bien installés, au point de devenir parfois les héros d’œuvres lyriques qui leur sont consacrées.
De fantômes à l’opéra, il est souvent question, mais longtemps on en parla plutôt qu’on ne les vit. Avec Gluck, Iphigénie peut évoquer en Tauride ce « palais de son père » qu’elle a revu dans un rêve peuplé de fantômes terrifiants :
« A mes yeux aussitôt se présente mon père / Sanglant, percé de coups, et d’un spectre inhumain / Fuyant la rage meurtrière… / Ce spectre affreux, c’était ma mère ! »
S’il peut être narré comme le songe d’Athalie, ce cauchemar ne peut néanmoins être visualisé. Tout aussi hors-scène, les « divinités du Styx » invoquées par Alceste, qui étaient dans l’original italien des fantômes (Ombre, larve, compagne di morte) que Berlioz réinstaurera dans sa révision destinée à Pauline Viardot, les « larves » étant non pas de jeunes insectes mais bien des revenants, criminels ou individus ayant succombé à une mort violente. Même chose, un demi-siècle plus tard, avec Lucia di Lammermoor. Chacun a en tête cette glaçante exclamation, « Il fantasma… Il fantasma… » dans la scène de la folie, mais nul ne voit sortir du puits ce fantôme que l’héroïne raconte avoir vu dès son premier air. C’est uniquement dans le délire de Lucia que la dame jadis assassinée par son amant revient la séparer d’Edgardo, et même si un metteur en scène décidait de rendre ce spectre visible du public (comme c’était le cas à New York, par exemple), rien de tel n’est prévu par le livret. Bien sûr, on ne saurait faire l’impasse sur la statue du Commandeur qui, sans être un revenant au sens strict, n’en est pas moins une émanation directe de l’âme d’un défunt qui revient parmi les vivants pour exiger vengeance.
Dès les origines du genre, le monde des vivants et le monde des morts communiquent sans difficulté, mais le plus souvent à sens unique : on se rend aux Enfers pour retrouver les chers disparus, mais ceux-ci sont rarement tentés de faire le voyage retour. Le drame du héros de l’Orfeo monteverdien n’est-il pas que son Eurydice ne puisse devenir une « revenante » bien vivante ? Avec la tragédie lyrique lulliste, toute apparition spectrale semblait exclue, les bienséances théâtrales s’opposant aussi fermement à leur présence scénique que dans la tragédie racinienne. Des dieux pouvaient descendre sur leur gloire, mais aucun fantôme n’était admis à surgir des dessous du théâtre. Chez Rameau, Castor consent à revenir parmi les vivants, mais pour un jour seulement, et il s’agit en fait d’un retour sur terre, et non de l’intrusion d’un défunt parmi les vifs.
Pourtant, un spectre est présent dès les premiers temps, certes dans deux œuvres dont on pourrait contester la stricte appartenance au genre opéra. En matière de fantôme, la Bible n’offre guère que l’ombre de Samuel, convoqué par la sorcière d’Endor à la demande de Saül (Premier Livre de Samuel, ch. 28, 3-25). En opposition à l’esthétique lullyste, le David et Jonathas de Charpentier montre dès le prologue Saül consultant la pythonisse, qui parvient à faire apparaître – et chanter ! – le fantôme de Samuel. Même chose au dernier acte du Saul de Haendel, où une basse interprète également le rôle du spectre.
Dans les sources antiques, celles-là mêmes qui avaient inspiré la tragédie lyrique, quelques défunts font retour chez les vivants, mais ils sont finalement assez peu. Dans Les Euménides, le spectre de Clytemnestre incite les furies à poursuivre Oreste ; dans Les Perses, du même Eschyle, c’est Darius qui surgit de l’au-delà. Dans Les Troyens, Berlioz fait parler l’Ombre d’Hector, tandis qu’au premier tableau de l’Acte V, c’est un « chœur d’Ombres », réunissant Priam, Chorège, Hector et Cassandre, qui est chargé de persuader Enée de quitter Carthage. Ces voix de fantômes sont soutenues à l’orchestre par les cors, les trombones et les clarinettes basses, auxquels se superposent les notes aiguës des violons.
Mais bien entendu, c’est plutôt du nord de l’Europe que viendront les plus beaux spectres lyriques. Commentant la présence du surnaturel dans Le Freischütz , le critique Camille Bellaigue notait en 1888 : « Les peuples du Midi croient beaucoup moins que ceux du Nord aux esprits et aux démons. Ils n’ont pas de brouillards où cacher des fantômes ; ils voient trop clair, même la nuit. L’Allemagne, au contraire, a toujours peuplé ses bois, ses grottes, ses fleuves, d’êtres mystérieux ». Plus encore que les pays germaniques, l’Angleterre est la principale responsable de l’irruption des spectres sur les scènes lyriques. Sans Shakespeare, l’opéra n’aurait peut-être pas un seul revenant à montrer. Si Rossini nous laisse voir, lors du final de l’acte I de Sémiramis, le fantôme du premier mari de l’héroïne, c’est même à Shakespeare qu’on le doit. En effet, c’est après avoir découvert le dramaturge britannique lors de son séjour londonien que Voltaire écrivit la pièce dont Gaetano Rossi tira son livret.
« Il faut avouer que, parmi les beautés qui étincellent au milieu de ces terribles extravagances, l’ombre du père d’Hamlet est un des coups de théâtre les plus frappants. Il fait toujours grand effet sur les Anglais […] Cette ombre inspire plus de terreur à la seule lecture que n’en fait naître l’apparition de Darius dans la tragédie d’Eschyle intitulée Les Perses. Pourquoi ? Parce que Darius ne paraît que pour annoncer les malheurs de sa famille, au lieu que, dans Shakespeare, l’ombre du père d’Hamlet vient demander vengeance, vient révéler des crimes secrets : elle n’est ni inutile, ni amenée par force ; elle sert à convaincre qu’il y a un pouvoir invisible qui est le maître de la nature […]. Tel est à peu près l’artifice de la tragédie de Sémiramis. On voit, dès la première scène, que tout doit se faire par le ministre céleste ».
Il faudrait néanmoins attendre encore quelques décennies avant que Shakespeare inspire de grands opéras à spectres. Avant qu’un compositeur ose adapter une des œuvres de celui que les Anglais appellent « le Barde », c’est un autre barde, bien imaginaire, qui fut porté sur le théâtre lyrique : Ossian, prétendu poète écossais du IIIe siècle tout droit sorti du fertile cerveau de James McPherson et objet d’un engouement planétaire dans les dernières années du XVIIIe siècle. Le 10 juillet 1804, l’Opéra de Paris créait avec un immense succès Ossian ou les Bardes, qui valut la Légion d’honneur à son compositeur, Jean-François Lesueur. A l’acte IV, Ossian s’endort sur son lieu de captivité et voit en songe ses ancêtres, héros et bardes, couronnés par des vierges dans l’au-delà.
Terre cartésienne, la France reste longtemps réfractaire aux fantômes, sujet risible, digne de l’Opéra-Comique : en 1825, Boieldieu montre bien que seuls des paysans écossais arriérés peuvent croire aux spectres (tout comme, pour Bellini, seuls des paysans suisses arriérés pouvaient ignorer l’existence du somnambulisme). Comme dans tout épisode de Scoubidou, La Dame blanche n’offre au public qu’une vivante déguisée en revenant, en l’occurrence à des fins estimables. Malgré tout, moins de dix ans plus tard, le même Opéra-Comique accueillera un fantôme bien plus sérieux avec Le Revenant, opéra de José Melchior Gomis, d’après Redgauntlet de Scott (cette œuvre saluée par Berlioz connu un grand succès à sa création, et a été remontée en 2003 à Toulouse).
Enfin, c’est à l’un des piliers du roman gothique, Le Moine, de Matthew Lewis, que Gounod doit le livret de sa Nonne sanglante (1854). S’y côtoie un « faux » fantôme, comme dans La Dame blanche, et un vrai, escorté par toute une théorie de spectres d’ancêtres qu’un signe de croix suffit à disperser. La critique salua l’originalité de la musique composée par Gounod par ce personnage, une sorte de récitatif « froid », déclamé, auquel son interprète, la mezzo Palmyre Wertheimber ayant pour sa part « la fluidité du spectre, la légèreté de l’ombre, la voix creuse et fatale de l’habitant du tombeau ». A la fin de sa vie, Gounod trouva néanmoins des raisons au manque de succès durable de son deuxième opéra : « Je ne sais si La Nonne sanglante était susceptible d’un succès durable ; je ne le pense pas : non que ce fût une œuvre sans effet (il y en avait quelques-uns de saisissants) ; mais le sujet était trop uniformément sombre ; il avait, en outre, l’inconvénient d’être plus qu’imaginaire, plus qu’invraisemblable : il était en dehors du possible, il reposait sur une situation purement fantastique, sans réalité, et par conséquent sans intérêt dramatique, l’intérêt étant impossible en dehors du vrai ou, tout au moins, du vraisemblable » (Mémoires d’un artiste, 1896).
Ce chant quasi parlé, c’est aussi celui qu’Ambroise Thomas allait prêter peu après au spectre du père dans Hamlet, dont l’apparition est soutenue par le trombone solo qui lui confère une couleur alors inhabituelle. Tout aussi shakespearien, le fantôme de Banquo dans le Macbeth de Verdi se contente pour sa part d’apparaître sans chanter un seul mot (pas plus que n’ouvraient la bouche les nonnes surgies de leur tombe dans Robert le Diable).
Ces spectres « méditerranéens » n’obtinrent pourtant pas une approbation unanime. Ainsi s’exprime Heinrich Heine dans De l’Allemagne : « O spirituels Français, vous devriez reconnaître que le terrible n’est pas votre genre, et que la France n’est pas un sol propre à produire des spectres de cette nature. Quand vous conjurez des fantômes, nous ne pouvons nous empêcher de rire : vos revenants ne sont que des spectres français. Spectre français ! quelle contradiction ! Dans ce mot spectre, il y a tant d’isolement, de grondement, de silencieux, d’allemand ; et dans ce mot français, tant de sociabilité, de gentillesse, de babil et de français ! »
Rien d’étonnant donc si un autre fantôme d’opéra français fut mis en musique par un compositeur d’origine allemande travaillant sur un livret d’origine allemande : on pense bien sûr à la mère d’Antonia dans Les Contes d’Hoffmann. Et c’est dans un opéra allemand initialement conçu pour Paris que la spectralité dépasse les simples personnages : dans Le Vaisseau fantôme, le Hollandais est condamné à vivre éternellement, mais l’équipage de son navire présente des caractéristiques plus lugubres, sans qu’on puisse qualifier les marins maudits de véritables fantômes. Ambiguïté moindre dans Le Crépuscule des dieux, où Alberich défunt revient conseiller son fils Hagen, même si c’est dans un rêve.
La littérature ne sert parfois que de prétexte à l’intrusion de spectres. Dans La Dame de pique de Pouchkine, l’apparition du spectre de la comtesse est un moment dénué de toute magie – le spectre ressemble tout au plus à une vieille nourrice –, mais l’occasion était trop belle pour que Tchaïkovski se refuse à composer une scène authentiquement fantastique (de cette même nouvelle, Scribe s’était très lointainement inspiré pour tirer un livret d’opéra-comique mis en musique par Halévy en 1851). Les fantômes sont en revanche partie intégrante de la nouvelle qui inspira à Britten The Turn of the Screw, à cette différence près que, chez Henry James, ils ne parlent jamais. Le compositeur déploie, en particulier pour Peter Quint, un chant séducteur, tout en volutes envoutantes par lesquelles le revenant cherche à attirer à lui le jeune Miles, afin de le corrompre, selon la gouvernante.
D’origine tout aussi britannique, et tout aussi victorienne, la nouvelle d’Oscar Wilde Le Fantôme de Canterville présente un spectre pour rire qui inspire le Russe Alexandre Knaïfel en 1965 et l’Allemand Marius Felix Lange en 2013. Aribert Reimann – dont on verra bientôt le Lear à Paris – s’empara à son tour de La Sonate des spectres de Strindberg, pour en tirer un opéra dont la première mondiale eut lieu en 1984 à Berlin, avec notamment Marta Mödl. Créé en 1991 au Met, The Ghosts of Versailles, de John Corigliano réunit exclusivement des personnages vivant après leur mort : Marie-Antoinette après sa décapitation, que le fantôme de Beaumarchais cherche à divertir en lui présentant un nouvel opéra d’après sa pièce La Mère coupable. Fidèle à la tradition shakespearienne, Giorgio Battistelli accueille un défilé de spectres dans son Richard III (comme Halévy un siècle et demi auparavant dans son Charles VI). Et comme l’a tout récemment montré l’opéra de Xavier Dayer Contes de la lune vague après la pluie, où un pauvre artisan japonais tombait amoureux d’une très fantomatique Dame Wakasa, les spectres n’ont pas fini de chanter sur nos scènes lyriques.
Pour aller plus loin :
Opéra et fantastique, volume dirigé par Hervé Lacombe et Timothée Picard, Presses universitaires de Rennes, 2011.
Le Surnaturel sur la scène lyrique, dirigé par Alexandre Dratwicky et Agnès Terrier, Symétrie, 2013.