Après Idomeneo la saison passée, Stéphane Braunschweig et Jérémie Rhorer renouent leur collaboration avec Don Giovanni, au Théâtre des Champs-Elyséees du jeudi 25 avril au mardi 7 mai. A quelques jours de la première, le metteur en scène et le chef d’orchestre confrontent leur point de vue, en cinq questions.
On dit que Mozart a attendu la générale pour coucher l’ouverture de Don Giovanni sur le papier. De quelle façon l’histoire de Don Giovanni est préfigurée dans l’ouverture ?
Stéphane Braunschweig : L’ouverture de Don Giovanni, c’est d’abord un saisissement. On est pris dans le drame pendant les trente premières mesures qui préfigurent la scène du Commandeur. Ce démarrage est tellement saisissant que j’ai voulu en donner une lecture dans la mise en scène : l’ouverture est jouée scéniquement.
Certes, lorsque le spectateur qui n’a encore jamais vu Don Giovanni écoute l’ouverture, il ignore ce qui va se passer par la suite. Mais, d’emblée, Mozart fait planer l’ombre du Commandeur : même si on l’oublie, lorsque cette musique va revenir, on saura que cette ombre a toujours été là.
Lorsque le Commandeur vient chercher Don Giovanni pour l’amener aux enfers et lui demande de se repentir, on peut imaginer jusqu’au bout un suspens sur le fait de savoir si Don Giovanni va se repentir ou non. Mais il n’y a jamais de doute sur le fait qu’il va mal finir, et je crois que c’est ce que dit l’ouverture. C’est une petite divergence d’interprétation entre Jérémie et moi : je pense que, à travers cette figure du Commandeur, c’est la mort qui est présente dès le départ.
Dans la deuxième partie de l’ouverture, on passe à une musique vivante, mais qui est aussi pleine d’à-coups : il y a de la frivolité et des moments de peur. Don Giovanni est un opéra tendu entre la légèreté et la peur de la légèreté. Et c’est cela qui est déjà en germe dans l’ouverture.
Jérémie Rhorer : Une vision trop romantique a tendance à associer l’apparition du Commandeur à la mort. Il s’agit pour moi d’un contresens : si tel avait été le désir de Mozart, il aurait inclus dans l’ouverture ces gammes chromatiques descendantes qui poussent Don Juan vers l’enfer. Or, il ne l’a pas fait : la similarité entre l’ouverture et la scène du Commandeur concerne précisément l’arrivée du Commandeur. J’y vois certes une sorte de préfiguration du dénouement du drame, mais d’une manière très intuitive pour le compositeur, comme si Mozart disait: « Attention, vous allez entendre quelque chose que je n’ai encore jamais fait, il y a une épée de Damoclès au-dessus de ce dramma giocoso ». Et il développe une bonne section de cette atmosphère, avant de faire une pirouette pour revenir au style galant. Il y a quelque chose d’un cliffhanger dans cette construction, c’est tellement adroit puisque cela laisse justement la latitude à l’interprète de ne pas être condamné par une fin qui serait annoncée dès le départ.
La deuxième partie de l’ouverture, je la vois comme un rétablissement d’un élément buffa, spirituoso, qui permet de se resituer dans une perspective plus légère et de redonner du corps aux divers éléments du drame qui vont suivre, en particulier la mort du Commandeur qui vient assez tôt dans l’ouvrage, et d’introduire le personnage buffa de Leporello qui, au début de l’opéra, ressemble beaucoup à Papageno.
Six ans séparent Idoménée de Don Giovanni. Quelle a été l’évolution de Mozart entre ces deux opéras, et quelle a été la vôtre entre ces deux productions sur lesquelles vous avez travaillé ensemble* ?
Stéphane Braunschweig : Je suis content d’être passé par Idoménée avant d’aborder Don Giovanni. Le travail sur Idoménée avec Jérémie m’a permis de comprendre beaucoup de choses, notamment sur la façon dont s’organisent les airs – ceux-ci sont plus nombreux dans Idoménée que dans Don Giovanni qui est un opéra en quelque sorte plus théâtral. Par certains côtés, Idoménée est plus proche de l’opera seria – et il y a, dans Don Giovanni, des éléments d’opera seria, mais c’est une matière plus exposée stylistiquement. En réalité, cette forme de théâtralité que je retrouve dans la légèreté de Don Giovanni me fait davantage penser au travail que j’avais fait il y a dix ans sur La Flûte Enchantée. Je retrouve là un plaisir purement théâtral.
Jérémie Rhorer : Certains passages de Don Giovanni, en particulier l’utilisation du Sturm und Drang, sont complètement liés à l’époque d’Idoménée et à la rencontre de l’orchestre de Mannheim. Mozart utilise l’intensité de ce style fait de contrastes absolus, de gestes fulgurants et de grands crescendo pour caractériser un type de drame complètement nouveau pour lui.
La fréquentation intime et régulière de ce répertoire m’a apporté énormément, en particulier le travail avec les chanteurs, c’est-à-dire l’apport de l’incarnation à l’expression purement instrumentale : la manière de respirer, de retrouver des pauses, des suspensions, des respirations. Une grande ligne de mon travail sera de vocaliser, d’humaniser le travail instrumental. Je m’en rendais compte hier en travaillant avec l’orchestre – c’est l’essentiel, j’espère, du bénéfice du travail de ces années sur ce répertoire.
J’ai développé aussi la capacité à situer Mozart et son génie dans un contexte qui est fait de myriades de petits maîtres, de compositeurs sûrement moins talentueux, mais qui apportent chacun une pierre à l’édifice du classicisme. Cet esprit de synthèse est tellement important en musique à un moment où l’on ne parle plus que de création.
Eprouvez-vous un besoin de vous affranchir de tout ce qui a été fait sur l’œuvre ?
Stéphane Braunschweig : On ne peut pas arriver devant une telle œuvre en étant parfaitement candide. On joue la même musique, avec des chanteurs qui ont déjà chanté dans d’autres mises en scènes… Il faut essayer de retrouver une candeur. Mais cela veut aussi dire dépasser, digérer des choses que l’on a vues. Ce n’est pas en s’affranchissant, en cherchant absolument à faire différemment de ce qui a déjà été fait que l’on peut le faire. Parfois, on trouve son propre chemin en prenant appui sur des spectacles qu’on a vus, mais aussi sur des visions qui ne sont pas forcément issues d’autres mises en scène de Don Giovanni. Des images qui vous traversent, des images qui restent.
Il est vrai que, bien que je ne prétende pas renouveler complètement l’approche, il y a l’ambition de réaliser quelque chose que les gens n’ont pas encore vu – car sinon, à quoi bon le faire? C’est un mélange de modestie et d’ambition.
Jérémie Rhorer : J’ai toujours nourri une certaine méfiance vis-à-vis de la tradition discographique, pour des raisons de bon sens et, là aussi, d’observation pragmatique de ce qu’est une création. Par rapport à un texte donné, les premiers interprètes ont toujours la tentation de vouloir modifier les désirs du compositeur. La chanteuse va trouver que son registre n’est pas assez exploité, que l’on va trop dans le grave ou l’aigu, ou, comme je l’ai vu avec la création d’Escaich, que le tempo indiqué est trop rapide. Tout cela dénature immédiatement la pensée du compositeur, et j’ai l’impression que le culte du disque au XXe siècle a superposé des strates de malentendus sur une certaine partie du répertoire, et en particulier Mozart. C’est lié au fait que Mozart écrivait pour un instrumentarium qui était de nature plutôt légère. Le XIXe siècle, en métallisant l’orchestre, l’a alourdi, on a alors dû faire appel à des voix plus lourdes et, par là-même, à des chanteurs plus âgés. Ce qui dénature les affects des personnages : lorsqu’on a une Dorabella de 45 ans, on a du mal à croire qu’il s’agit d’une fille de 15 ans qui éprouve l’amour avec tous ses excès. Or, c’est fondamental.
C’est dans ce sens-là que je me méfie toujours de la tradition et que je préfère essayer de repartir de ce qu’est la composition; j’ai de la chance d’avoir cette culture. Je n’ai rien écouté en préparant Don Giovanni. J’ai tout rejoué au piano, fait une étude des harmonies, des textes… Je passe des heures de piano, je pétris le texte, et c’est de là que je tire mes idées d’interprétation. J’y tiens beaucoup parce que cela permet, de manière parfois aléatoire, de trouver des chemins nouveaux.
On trouve énormément de réponses dans la matière musicale et dans son analyse, en particulier sur ce que doivent être les tempi. On sent rapidement si une musique peut survivre à tel ou tel tempo, et cela dépend vraiment de la tension sanguine de l’harmonie. C’est quelque chose que l’interprète doit redéterminer à chaque fois, et certainement pas au regard d’une tradition qui se désintéresserait du texte, ni en fonction des capacités d’un chanteur
On se rend compte très souvent que les tempi de Mozart étaient beaucoup plus allants, parfois de manière très surprenante. Nous avons des témoignages – comme cette lettre d’un instrumentiste de Mozart dont il ressort que le « Ach, ich fühl’s » de Pamina est écrit pratiquement à la mesure : c’est quelque chose que l’on n’a jamais entendu.
Quelle est votre interprétation des rapports de Mozart avec la mort, et quels en sont les reflets dans Don Giovanni ?
Stéphane Braunschweig : Je pense que Mozart s’est lui-même beaucoup projeté dans le personnage de Don Giovanni. Il y a une vitalité, une fougue, une façon de foncer sans s’arrêter qui appartiennent à Mozart. Mozart est un jeune homme – il le reste jusqu’au bout, puisqu’il est mort si jeune. Je pense que la position de Don Giovanni face à la mort est plutôt celle d’un défi – et d’un déni – de la mort. On essaye de ne pas y penser : mais comme on ne peut pas complètement ne pas y penser, le fait de faire semblant de ne pas y penser est un défi en soi !
Jérémie Rhorer : Je n’y ai jamais vraiment pensé, ce sont plutôt les rapports de Mozart avec la vie qui m’ont toujours fasciné. Le fait que Mozart lui-même acceptait l’idée de la mort explique même cette célébration de la vie. Cette vision lumineuse de l’humanité est absolument unique dans l’histoire de la création musicale. Et cette manière d’entrer en empathie avec les blessures et les ambiguïtés de l’âme humaine est particulièrement sensible dans le champ de l’opéra. Il n’y a pas, chez Mozart, de personnage complètement négatif – à part peut-être Don Giovanni. Je perçois assez peu la mort dans son œuvre, même dans l’œuvre religieuse où je sens plutôt une célébration de la vie et de la lumière. C’est d’ailleurs très notoire que la mort de Don Giovanni occupe un espace très limité dans l’opéra : c’est fulgurant, il ne s’agit que de quelques mesures.
Quelle influence exerce sur vous le travail de l’autre ?
Stéphane Braunschweig : On peut avoir des divergences d’interprétation, mais on se retrouve toujours – sur la façon de diriger les chanteurs, à rechercher la moindre nuance, la délicatesse, l’élégance, à chercher toujours la sensualité plutôt que la trivialité, la suggestion plutôt que la démonstration. Ce sont des choses qu’on partage. Je ne fais pas la direction d’orchestre, et Jérémie ne fait pas la mise en scène, mais j’ai néanmoins l’impression que le spectacle va être extrêmement uni entre la scène et la fosse.
Jérémie Rhorer : Plutôt qu’une influence, il y a des interactions, une émulation, mais qui se produisent à partir d’une base commune. On recherche les mêmes choses : cela vient d’une soumission au texte. Le refus de l’arbitraire et du concept dans la direction des acteurs, et la volonté d’aller au plus près de l’authenticité du texte constituent le fond de culture que nous partageons. Concernant la direction d’acteurs, Stéphane a une vraie sensibilité musicale et comprend parfaitement le lien entre affect et expression musicale. De mon côté, c’est également l’essentiel de mon travail avec les chanteurs – se rapprocher de ce que j’imagine être la vérité d’une émotion.
Propos recueillis par Daria Moudrolioubova
*Idoménée de Mozart, direction musicale de Jérémie Rhorer, mise en scène de Stéphane Braunschweig, donné au Théâtre des Champs-Elysées en juin 2011.