Le Prophète de Meyerbeer revient à Toulouse, du 23 juin au 2 juillet, puis à Berlin la saison prochaine. L’Avant-Scène Opéra en main, décryptage en cinq points de cet opéra démesuré.
- Une histoire incroyable mais vraie
« Allez par tout le monde, et prêchez l’évangile à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé; mais celui qui ne croira point sera condamné ». A partir de cette phrase des Evangiles (plus quelques autres), un mouvement réformateur prêche au 16e siècle un sacrement du baptême, non pas imposé à la naissance mais reçu en pleine connaissance de cause à l’âge adulte. Appelé « anabaptiste », ce mouvement va engendrer une lignée de prédicateurs, dont Jan Bockelson dit Jean de Leydel, du nom de sa ville natale (Leyde, 1509 – Munster, 1536). Fils naturel d’un notable, bâtard donc mais éduqué et amoureux du théâtre (ce détail a son importance), il abandonne vite son métier de marchand drapier pour rejoindre la cohorte des prêcheurs réformistes. Envoyé comme apôtre à Münster par son maître Jan Matthijs (1500-1534), Jean de Leyde parvient, par son éloquence et ses dons d’acteur, à convertir la ville à sa foi. S’ensuit une tyrannie sans exemple où l’on abat les clochers des églises au prétexte que « tout ce qui s’élève sera abaissé », où l’on institue la communauté de biens ainsi que la polygamie et où l’on impose le théâtre en plein air comme distraction (ce qui n’est pas la pire des règles alors édictées). Assiégée par l’évêque Waldeck en janvier 1534, Münster sombre dans le cannibalisme pour supporter la famine, avant d’être libérée en juin 1535 et son « roi de Sion » autoproclamé, Jean de Leyde, supplicié et exécuté en janvier 1536. Cette histoire, incroyable mais vraie, inspira non seulement à Meyerbeer et Scribe, son librettiste, Le Prophète mais aussi à Marguerite Yourcenar des pages de L’Œuvre au noir. Est-ce d’ailleurs une histoire si incroyable ? Ne peut-on établir des analogies avec certains despotismes, staliniens par exemple, ou plus près de nous, islamistes avec pour point commun effrayant, des lois dictées par le fanatisme religieux et l’intolérance. Voilà qui pourrait inspirer bon nombre de nos metteurs en scène contemporains (Pour aller plus loin, lire l’article d’Etienne Barilier, « une bonne foi mortelle »).
- Le troisième volet d’une autre tétralogie
Né à en 1791 à Berlin, Jakob Liebmann Meyer Beer, plus connu sous le nom de Giacomo Meyerbeer, attendit quarante ans pour conquérir la scène lyrique parisienne. Auparavant, ses biographes s’accordent à diviser son parcours en deux périodes : les années allemandes de formation, à la composition d’une part et au piano d’autre part avec dès l’âge de 10 ans une première apparition publique et une carrière prometteuse de concertiste finalement abandonnée ; les années italiennes à partir de 1816 où sous l’influence de Gioachino Rossini, le jeune musicien s’essaie à la composition d’opéras et, après plusieurs succès, triomphe à Venise en 1824 avec Il crociato in Egitto. Ces premiers lauriers conquis, c’est à Paris comme tous les musiciens de son époque qu’il vient chercher la consécration. Sous la protection de Luigi Cherubini, il entreprend une collaboration avec le librettiste Eugène Scribe qui se traduira par quatre ouvrages lyriques emblématiques du genre « grand opéra » (voir ci-dessous) : Robert le Diable (1831), Les Huguenots (1836), Le Prophète (1849) et L’Africaine (ou Vasco de Gama, 1865). Ce chiffre de quatre leur a valu d’être réunis sous le nom de tétralogie, par analogie avec Der Ring des Nibelungen, le chef d’œuvre de Richard Wagner, sans qu’aucun lien narratif et musical n’existe pourtant entre eux. (Pour aller plus loin, lire l’article de Jean-Claude Yon, « La genèse du Prophète : Meyerbeer et Scribe au travail »).
- Le grand opéra à son apogée
Avec Le Prophète, Giacomo Meyerbeer porte à son apogée le genre « grand opéra » dont La Muette de Portici de Daniel-François-Esprit Auber avait posé les fondements dès 1828 (lire à ce propos, les cinq clés consacrées à cet ouvrage). Les caractéristiques en sont connues : le choix d’un sujet historique avec lequel s’entremêle une intrigue sentimentale ; la structure en quatre ou cinq actes ; une orchestration développée « à l’allemande » mais un chant virtuose « à l’italienne » ; la présence d’un ballet ; l’usage immodéré de grandes scènes chorales participant plus généralement à la recherche d’effets sensationnels destinés à faire de l’œuvre un grand spectacle. Des décors gigantesques, des costumes fastueux, des mises en scènes impressionnantes (voir ci-dessous) participent à cette volonté de démesure où, quelque part, l’opéra tente de revenir à son postulat originel : fusionner tous les arts en un seul. Alors que Verdi mettra un point final au genre avec Don Carlos en 1867, Richard Wagner le transcendera pour réaliser à Bayreuth la première œuvre d’art totale – ou Gesamtkunstwerk. (Pour aller plus loin, lire l’Introduction et Guide d’écoute par Gérard Condé).
- La première mise en scène moderne
Prétexte à débordement scénique, le grand opéra, lors de la création du Prophète en 1849, pousse un cran plus loin tout ce qui avait été fait en la matière. D’un luxe sans précédent, la mise en scène se traduit par des décors commandés à plusieurs peintres différents et par l’emploi de près de sept-cents costumes dont Théophile Gautier, admiratif, écrivait qu’il semblait « avoir été dessinés par Holbein ou Albert Durer ». Pour le ballet des patineurs, une centaine de patins à roulette avaient été réalisés spécialement afin que leur roulement soit suffisamment silencieux pour ne pas parasiter la musique. Surtout, la première utilisation de l’électricité sur une scène de théâtre, pour représenter au 3e acte le lever du soleil, appartient à l’histoire du spectacle vivant. Cet usage avant-gardiste des nouvelles technologies pour créer l’illusion perdure aujourd’hui sur les scènes d’opéra dans l’usage par exemple, de plus en plus poussé, de la vidéo. (Pour aller plus loin, lire l’article d’Isabelle Moindrot, « une mise en scène prophétique »).
- Derrière Fidès, la voix de Pauline Viardot
Si, de 1836, année de la première ébauche du Prophète par Scribe, à la création de l’ouvrage, le 16 avril 1849 à Paris, près de treize années s’écoulèrent, c’est notamment parce que Meyerbeer refusait que le rôle de Fidès, la mère de Jean – le Prophète – soit confié à Rosine Stoltz, la maîtresse du directeur de l’Opéra, Léon Pillet. Pour le compositeur, seule Pauline Viardot pouvait donner au rôle l’ampleur et le rayonnement dramatique souhaités. La valeur n’attend pas le nombre des années. Née en 1821, fille du célèbre ténor Manuel García – le créateur d’Almaviva dans Il barbiere di Siviglia de Rossini –, sœur de la Malibran, Pauline Viardot avait fait ses premiers pas sur scène à l’âge de 16 ans. Son contralto possédait une étendue exceptionnelle de près de trois octaves, jusqu’au contre-ré. C’est vraisemblablement dans Otello de Rossini à Paris en 1839 que Meyerbeer a découvert cette voix dont Alfred de Musset disait qu’elle produisait sur l’auditeur « une impression à peu près analogue à la saveur d’un fruit sauvage ». A instrument exceptionnel, musique qui l’est tout autant. Le compositeur déclarait certes que Fidès « ne demande que l’étendue d’un mezzo-soprano » mais, conscient de sa difficulté, ajoutait : « toutes les fois que, pour faire valoir l’étendue exceptionnelle de madame Viardot, le chant monte ou descend au-dessus ou au-dessous du diapason du mezzo-soprano, on trouvera indiqué par des petites notes la manière d’éviter cette extension ». L’une des raisons pour lesquelles Le Prophète n’est pas plus souvent représenté tient notamment à la difficulté de trouver une chanteuse capable de rendre justice à cette partition redoutable mais ô combien fascinante. Est-ce un hasard d’ailleurs si, de quatre ans sa cadette, Azucena dans Il trovatore, autre mère fameuse du répertoire, présente un certain nombre de similitudes avec Fidès ? Verdi était dans la salle à Paris le soir de la création du Prophète. (Pour aller plus loin, lire l’article de Dider Van Moere, « Discographie et profils vocaux »).