A partir du 17 mars, l’Opéra de Paris reprend son diptyque La Voix humaine / Le Château de Barbe-Bleue. L’Avant-Scène Opéra en profite pour proposer une nouvelle mouture du numéro qu’elle avait consacrée au chef-d’œuvre de Bartok, couplé avec Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas.
1. Le tube et la rareté
En 1992, quand L’Avant-Scène Opéra décida de réunir à l’intérieur d’un numéro double (149-150), associer le Barbe-Bleue de Bartok à celui de Dukas paraissait tenir de la gageure : certes, A Kékszakállú herceg vára est une œuvre brève, qui appelle un complément de programme, tant sur scène qu’entre les couvertures d’un volume ASO, mais convoquer l’unique œuvre lyrique de Maeterlinck relevait d’autant plus de l’audace que les représentations récentes s’en comptaient encore sur les doigts d’une main (l’œuvre venait d’être redonnée au Châtelet en 1991, mais Paris ne l’avait plus revenue depuis 1976). Un quart de siècle plus tard, quand paraît le numéro 303, la situation est bien changé, et la rubrique « L’œuvre à l’affiche » signale entre 1997 et 2018 une quinzaine de nouvelles productions d’Ariane et Barbe-Bleue à travers le monde, luxe inespéré ! En fait, le problème est avant tout d’ordre vocal : autant l’œuvre de Bartok ne pose pas de problème majeur de distribution, autant une Ariane ne se trouve pas sous le pas d’un cheval.
2. Une voix et une voix
Pour les tessitures, pas d’hésitation du côté de Barbe-Bleue : c’est une basse. Chez Dukas, il n’a presque rien à chanter, chez Bartok il porte la moitié de l’œuvre sur ses épaules. Pour son huitième épouse, en revanche, les choses sont beaucoup moins claires. Si la Judith de Bartok n’a qu’un ambitus limité (du Do grave au la aigu), l’Ariane de Dukas va du sol dièse grave au la dièse aigu. C’est sans doute ce qui explique que Judith ait pu être chanté par toutes sortes de grandes voix – Birgit Nilsson, Irmgard Seefried, Jessye Norman… – , et par des artistes tantôt franchement mezzos, tantôt franchement sopranos. Encore fallait-il consentir à apprendre le hongrois pour un seul rôle. Non contente de devoir chanter en français, langue qui a longtemps pâti d’une certaine désaffection, Ariane exige un grand soprano dramatique, un « falcon », lit-on parfois, et appelle une réelle maîtrise de la déclamation (dans le volume ASO, André Tubeuf évoque trois grandes Ariane françaises d’avant-guerre et rêve de celle que fut Geraldine Farrar pour Toscanini). On imagine ce qu’aurait pu y donner jadis une Régine Crespin, par exemple.
3. Un couple et un château
Chez Bartok, l’édifice est présent dans le titre même : vára, le dernier mot du titre, c’est bien le « château » du comte Barbe-Bleue, mais chez Dukas aussi le château est bien présent comme lieu de l’enfermement, celui dont personne ne voudra sortir même une fois toutes les portes ouvertes. Dans les deux cas, la scène se déroule dans un décor « gothique » (dans tous les sens du terme), et l’on assiste à l’ouverture des portes intérieures : chez Dukas, après six portes dont l’ouverture laisse s’écouler un flot de pierreries de plus en plus préciseuses, la septième ouvre sur le chant des précédentes épouses, vivantes mais séquestrées. Chez Bartok, la septième clef ouvre aussi sur les anciennes épouses, mais au nombre de trois, et Judith se laisse enfermer à son tour ; chez Dukas, Ariane choisit de s’en aller tandis que les cinq premières (dont une muette) font le non-choix de rester enfermées, d’où l’ironie suprême du sous-titre, Ariane et Barbe-Bleue ou la délivrance.
4. Maeterlinck et Balázs face à Perrault
Grâce à Debussy, Maurice Maeterlinck est devenu un nom incontournable pour les amateurs d’opéra. Mélisande est d’ailleurs l’un des personnages secondaires d’Ariane et Barbe-Bleue, écrit entre 1896 et 1899 (soit plusieurs années après la création théâtrale de Pelléas), avec l’idée qu’il s’agirait d’un livret à mettre en musique. Maeterlinck pensait à Grieg, qui refusa, et c’est Dukas qui, dès 1899, lui demanda l’autorisation d’utiliser ce texte. Et contrairement à ce qui s’était passé en 1902 pour Pelléas, le poète et dramaturge belge réussit à imposer dans le rôle-titre sa compagne Georgette Leblanc. Pour l’amateur d’opéra hors Hongrie, Béla Balázs (1884-1949) est un nom beaucoup moins familier. Scénariste pour Pabst et Leni Riefenstahl, lié à Eisenstein, il sera en 1945 le fondateur de l’Institut hongrois du cinéma. En 1918, Balázs réduit son livret à l’essentiel et supprime toute le côté anecdotique auquel Maeterlinck sacrifie encore, il rend muettes les premières femmes de Barbe-Bleue, et l’opéra de Bartok se réduit à un duo d’une heure.
5. Avec ou sans prologue
En Occident, Le Château de Barbe-Bleue a parfois été donné en escamotant le prologue parlé du, non accompagné de musique. Bartok a pourtant prévu que sa partition démarre avant même que le « Conteur » ait fini de déclamer ses strophes, et le rideau se lève sur la scène tandis qu’il parle encore. Au disque, on a vu se multiplier les versions en allemand, en anglais, voire en russe ou en français avant que le hongrois ne s’impose (presque) définitivement – l’Avant-Scène Opéra range néanmoins parmi les dix versions « incontournables » l’enregistrement en anglais réalisé chez Chandos en 2005 avec Sally Burgess et John Tomlinson. Quant à Ariane et Barbe-Bleue, inutile de se montrer aussi sélectif, puisqu’il n’en existe que sept intégrales (la première, de 1960, n’existe même pas en CD) et une seule version en DVD.