En ces temps où l’industrie du disque classique s’efforce de survivre tant bien que mal, la publication d’une intégrale de L’Aiglon d’Ibert et Honegger est une aubaine inespérée. Et ce n’est pas une institution spécialisée dans l’exhumation qui s’y colle, non, c’est une des majors qui a décidé d’y croire. Merci Decca, donc, pour cette nouveauté providentielle, dûment saluée par la critique. Formidable ! Oui, bien sûr. Formidable surtout en l’absence de tout autre enregistrement. Mais justement, il existe une autre version, que révèle le label Malibran. Et là, force est de prendre le recul nécessaire pour juger en toute objectivité.
Si les opéras historiques de Darius Milhaud peinent à revenir sur les scènes, à part un Bolivar remonté récemment… en Bolivie, cet Aiglon de 1937 semble avoir de bonnes chances de franchir l’épreuve du temps, comme l’ont confirmé les récentes représentations données en Suisse et en France. C’est néanmoins du Canada que nous vient ce concert enregistré en direct : on y trouve donc, c’est normal, toute une série de chanteurs québécois, rejoints par une tête d’affiche belge, et par un Français dans un des premiers rôles, mais aussi quelques Canadiens un peu moins naturellement francophones.
Anne-Catherine Gillet est une artiste infiniment attachante, qui a su gravir peu à peu les échelons menant des seconds rôles « nunuches » aux premiers plans : après avoir été longtemps Micaëla ou Servilia, elle est désormais Blanche de la Force ou Ilia. Oui, mais voilà, le rôle-titre de L’Aiglon fut créé par Fanny Heldy (qui prit sa retraite des scènes peu après), et Fanny Heldy était Thaïs, Butterfly ou Tosca, rôles que sa compatriote Anne-Catherine Gillet n’a pas encore inscrits à son répertoire. De fait, des tensions sont sensibles dans les passages les plus véhéments, surtout au quatrième acte, et l’on se demande si la chanteuse ne va pas un peu au-delà de ses moyens actuels, même si le duc de Reichstadt a récemment été interprété par des mezzos. A ces moments, la diction a en outre tendance à se perdre.
Applaudi en Flambeau à Lausanne ou Marseille, Marc Barrard est ici le seul à avoir l’expérience de son personnage à la scène, ce qui compte beaucoup. Il impose un grognard bien plus baryton que basse ; beaucoup de vibrato, certes, mais pour un effet général tout à fait convaincant (le personnage est censément blanchi sous le harnais). La voix donne même la très nette impression de se chauffer au cours de la soirée.
Zurga à Strasbourg, Lescaut à Marseille, Claudio à Bruxelles, Etienne Dupuis nous montre depuis quelques années qu’il excelle dans le répertoire français. Le baryton compose avec délectation le personnage détestable de Metternich. En Thérèse, Hélène Guilmette est charmante, mais un peu froide. Autour d’eux s’affairent toute une série de personnages secondaires bien tenus, dans un français correct à défaut d’être toujours parfaitement idiomatiques.
A la tête d’un superbe Orchestre symphonique de Montréal, Kent Nagano prend son temps, avec notamment une valse du troisième acte très alanguie. Le chœur paraît un peu désincarné, ce qui n’est pas forcément gênant lorsqu’il s’agit d’ombres apparues sur un champ de bataille. Bref, tout cela est très bien, et l’on s’en contenterait parfaitement si l’on était sûr qu’il n’existe pas mieux. Oui, mais justement…