Jolie trouvaille de marketing que ce titre intrigant : « A Royal Trio ». S’agit-il d’une pièce, d’un ensemble ? Rien de tel, puisqu’il fait référence au « renowned triumvirate » (Burney) constitué d’Attilio Ariosti, Giovanni Bononcini et Georg Frideric Handel, auquel la Royal Academy of Music (1720-1728) doit ses principaux succès. Cet album est né de la curiosité de Lawrence Zazzo pour les deux compositeurs italiens, objets de commentaires élogieux à l’époque, mais aujourd’hui nettement moins connus. « La reconstitution des opéras londoniens de Bononcini et Ariosti, explique-t-il, se heurte à un obstacle majeur : les sources. Le plus souvent, le chercheur ne dispose que de copies manuscrites incomplètes ou d’éditions contemporaines de recueils d’ « Airs favoris ». » Quelques cantates ou duetti da camera ont bien été enregistrés, mais peu de musiciens se sont intéressés jusqu’ici à leur production lyrique, seule une poignée de numéros apparaissant au gré de récitals composites, comme I Viaggi di Faustina ou The Rival Queens. A côté de pages de Handel relativement familières (Flavio, Ottone, Giulio Cesare, Rodelinda, Admeto) qui n’ont plus besoin d’être présentées, le nouvel enregistrement du contre-ténor américain aligne son lot de raretés qui, elles, auraient mérité un effort éditorial. L’indigente notice qui l’accompagne promet une analyse dramaturgique et musicale des airs sur le website du label, mais nous en sommes revenu bredouille…
Moine, chanteur, organiste, virtuose de la viole d’amour, compositeur, librettiste et agent diplomatique – inventaire non exhaustif ! –, Attilio Ariosti (1666-1729) fait d’éclatants débuts à Londres avec Tito Manlio, clou de la saison 1716-1717 qui comportait pas moins de neuf longs récitatifs accompagnés et cinq duos. A peine fondée, la Royal Academy of Music veut lui passer commande, mais elle devra attendre plusieurs années, son emploi du temps étant apparemment monopolisé par ses obligations de représentant de l’Electeur Palatin. Premier des sept opéras du Bolonais conçus pour la scène du King’s Theatre de Haymarket, Caio Marzio Coriolano (1723) réunissait notamment Senesino, destinataire de la plupart des airs interprétés sur ce disque par Lawrence Zazzo, et Francesca Cuzzoni qui venait de faire sensation un mois plus tôt dans l’Ottone de Handel. Climax de la partition, au III, la scène de prison s’ouvre sur un accompagnato chromatique que Rameau, dans sa Génération harmonique, cite comme un exemple « admirable » de modulation enharmonique. Aucun des six autres ouvrages créés à la Royal Academy ne jouit d’une faveur comparable et de Vespasiano, par exemple, trop languissant, David Bates ne dirige d’ailleurs que l’ouverture. L’air de Titus « Ah ! Traditore spirar vorrei », publié par Burney, avait éveillé notre intérêt, car le musicien l’estimait emblématique « des fanfreluches, volants et dandysmes vocaux de l’époque », mais le rôle évolue dans une tessiture de mezzo sans doute trop aiguë pour Lawrence Zazzo. Par contre, celui-ci nous livre une décevante aria di tempesta, « Freme l’onda » (Il naufragio vicino), où des cordes houleuses volent la vedette au chanteur qui n’a guère l’occasion de briller.
Griselda, sans doute le plus célèbre des opéras de Giovanni Bononcini (1670-1747) après Il trionfo di Camilla, totalisait avec Crispo et Astarto quarante des soixante-deux représentations données au cours de la saison 1721-1722. Seuls vingt-neuf numéros ont survécu, Richard Bonynge en retenant une vingtaine pour sa gravure pionnière de 1967. Zazzo aborde le fameux « Per la gloria d’adorarvi » d’Ernesto, immortalisé par Joan Sutherland dont le souvenir ne se laisse pas aisément chasser… Choix nettement plus intéressant, l’artiste nous dévoile « Cosi stanco Pellegrino », un joyau tiré cette fois de Crispo et doté d’une somptueuse et hypnotique partie de violoncelle obligé que Bononcini s’était peut-être réservée. Volontiers raillée pour sa simplicité mélodique et sa trop uniforme suavité, l’écriture de celui en qui les Parisiens voyaient un « modèle pour le gracieux », peut aussi afficher une ardeur roborative dont témoignent le trompettant « Torrente che scende » de Crispo ou encore le virevoltant « Tigre piagata » tiré du collectif Muzio Scevola où Handel éclipsa ses rivaux.
Ce disque, il nous faut bien l’admettre, arrive un peu tard : le héros apparaît, d’entrée de jeu, fatigué, trop pour rendre pleinement justice au versant virtuose du programme (« Rompo i lacci » de Flavio) qui parfois le malmène durement (le presto furieux de Coriolano) ; en même temps, la rage avec laquelle il se donne et puise dans ses réserves pour renchérir au gré des cadences a quelque chose d’exaltant. Il finit peut-être à genoux, mais la tête haute (« Vivi tiranno »). Plus encore que le métal, intact, même si l’émission le fait crisser dans les forte, cette réelle vaillance nous rappelle que bien avant Cencic, Mehta ou Fagioli, Lawrence Zazzo pouvait endosser certains rôles de Senesino de manière autrement convaincante que la plupart des falsettistes d’église longtemps noyés dans un costume trop large pour leurs frêles épaules. Mais la stature de Senesino était aussi, sinon d’abord, dramatique, et ici encore, Zazzo fait la différence. L’agilité n’a jamais été son cheval de bataille et le contre-ténor fut surtout un bouleversant Ottone (Agrippina), un David solaire et combatif (Saul). La conduite des accompagnati (« Orride larve… » d’Admeto, « Spirate, o iniqui marmi » de Coriolano) et des vastes mouvements introspectifs (« Tanti affanni » d’Ottone), demeure exemplaire d’intelligence. Loin des mignardises d’Il Pastor fido et manifestement galvanisé par un soliste de cette trempe, David Bates en ferait parfois presque trop (« Va tacito e nascosto » excessivement martial, heurté et pesant), mais il nous tarde de le retrouver, avec sa Nuova Musica, dans la fosse d’un théâtre pour entendre enfin de quoi il est capable dans une œuvre intégrale.