A force de se congratuler, d’exprimer leur admiration, de se donner des gages d’amitié par médias interposés, les deux contre-ténors stars de Virgin devaient finir, tôt ou tard, par monter un projet ensemble. Si William Christie, qui les a dirigés sur le fastueux Sant’ Alessio de Landi enluminé par Benjamin Lazar, en revendique la paternité, Max Emanuel Cencic et Philippe Jaroussky ont assuré avec lui la conception artistique de l’album et ont bénéficié du concours de Susanne Kessler pour mener les recherches musicologiques préalables à sa réalisation. Leur programme, rodé en concert, se distingue d’emblée par son originalité en frayant loin des Champs-Elysées, encombrés mais si rentables, du Baroque. Au demeurant, les falsettistes n’ont guère l’habitude de se produire en duo, sinon dans les Ténèbres de Couperin ou dans le répertoire anglais. La saison dernière, Purcell réunissait d’ailleurs Philippe Jaroussky et Andreas Scholl (voir recension). Cependant, tout dans sa vocalité comme dans le tempérament du Français réclame le flamboiement, le vertige belcantiste, caractéristique qu’il partage bien sûr avec Max-Emanuel Cencic. Nos deux compères ont donc porté leur choix sur l’une des formes les plus fécondes du Settecento : le duetto da camera où s’illustrèrent la plupart des compositeurs lyriques. La contribution de Haendel est relativement connue, contrairement à celle du champion en la matière, le très prolixe Agostino Steffani (quatre-vingt-cinq pièces, sans compter les duos de ses opéras) qui exerça sur le Saxon une influence considérable. Cependant, nos jeunes vedettes ignorent l’un comme l’autre et ne suivent que leur commune inclination pour la découverte.
A la connivence des artistes répond en l’occurrence celle des bergers malheureux qui se consolent ou se lamentent de concert, généralement dans le plus pur style galant. Certes, il ne faut pas attendre de ce récital de puissants affects ni le moindre élan dramatique, mais la délicatesse arcadienne n’interdit pas la vigueur ni même la profondeur du sentiment (« Pietoso nume arcier »). Parfois brocardé pour sa mignardise, le gracieux Bononcini peut nous surprendre par la fermeté de son trait et l’éclat de ses coloris, une vivacité qui sied fort bien à la carte du Tendre. Auteur de la tragi-comédie Don Chisciotte in Sierra Morena (1719) remontée à Innsbruck par René Jacobs et du magnifique oratorio David (1724), exhumé à Florence par Alan Curtis puis gravé pour Virgin, Francesco Bartolomeo Conti (1681/2-1732) signe le joyau du disque avec les envolées virtuoses et sensuelles de « Quando veggo un’usignolo », un duo littéralement hypnotique. Cencic et Jaroussky semblent communier dans une même ivresse de la roulade, dont la douce et insinuante jubilation gagne irrésistiblement l’auditeur. Il faut souligner que l’ornementation est un modèle du genre et contribue pour beaucoup à cette extase langoureuse.
D’autres numéros trahissent une émulation réciproque, l’ex Petit Chanteur de Vienne allégeant son émission ou polissant les aspérités de ses attaques alors que Jaroussky redouble de fougue et d’ardeur. Toutefois, la prise de son flatte outrageusement l’aigu, celui du Français paraissant quelquefois tranchant sinon perçant, elle tend parfois même à reléguer au second plan l’organe de son partenaire, plus riche mais également plus sombre. Les pages pour soprano et alto (splendides Marcello) rétablissent l’équilibre et nous permettent d’apprécier le velours mordoré ainsi que les graves nourris du Croate qui assume la seconde partie. En lieu et place des pièces instrumentales qui ponctuent d’ordinaire ce type de récital, des cantates à voix seule introduisent une aimable diversion, du moins sur papier. Réputé à travers toute l’Europe pour sa musique sacrée, le Napolitain Francesco Mancini (1672-1737) n’a probablement pas marqué son époque en livrant Quanto mai saria più bella et ne devrait pas davantage retenir l’attention de nos jours, même si Philippe Jaroussky réussit à capturer l’évanescente amertume de son ondoyante aria liminaire. Quant à l’acrobatique et décorative Ecco che il primo albore de Porpora, elle ne stimule guère l’imagination de Max Emanuel Cencic, autrement inspiré chez Caldara ou Scarlatti auxquels il a consacré de fort beaux enregistrements. Mais sauf à les remanier, le plus doué des interprètes ne peut transcender certaines partitions…
Et pour terminer sur une nouvelle qui devrait réjouir non seulement leurs nombreux admirateurs, mais également les amateurs de raretés, signalons qu’en 2012, Max Emanuel Cencic et Philippe Jaroussky se donneront à nouveau la réplique tant sur scène qu’en studio. En effet, après avoir ressuscité l’étonnant Faramondo de Haendel sous sa direction, ils retrouveront Diego Fasolis pour l’Artaserse de Vinci. Ils seront notamment rejoints par Franco Fagioli et Valer Barna-Sabadus (dont saluions, il n’y pas si longtemps, la participartion au projet Baroque oriental – voir article) , deux autres contre-ténors, et accompagnés par le Concerto Köln. Sortie prévue chez Virgin à l’automne et tournée à Paris, Nancy, Luxembourg, Lausanne et Cologne.
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