Depuis les quatre 78 tours enregistrés en décembre 1934 avec l’orchestre Pasdeloup sous la direction du compositeur, La Vie du Poète n’avait connu aucune version discographique. Voilà une lacune flagrante, une injustice criante que répare enfin le coffret Glossa : en effet, si l’on croule sous les versions de « Depuis le jour », que veulent chanter les sopranos les moins faites pour le rôle, si l’on dispose de plusieurs intégrales de Louise, c’est en revanche le néant total pour Julien (1913), l’autre opéra de Gustave Charpentier. On s’en consolera provisoirement en sachant que cette prétendue suite de Louise est en grande partie un délayage scénique de La Vie du Poète, envoi de Rome composé en 1888, et donc avant le « roman musical » créé à l’Opéra-Comique le 2 février 1900.
Au milieu d’audaces d’orchestration assez inouïes dans la musique française de cette époque, la souplesse formelle de cette « Symphonie-drame » confie les répliques du Poète d’abord à la soprano, puis au ténor, et enfin au baryton. Le chœur occupe une place prépondérante, et toutes ses incarnations successives (Voix intérieures, de la nuit, de malédiction, d’autrefois ou de demain) sont admirablement interprétées par le Chœur de la Radio flamande. Dans le tableau final, intitulé « Ivresse », le personnage de la Fille doit se borner à quelques « La ! la ! la ! » ou « Ah ! ah ! ah », éclats de rire, glapissements et râles d’extase censés exprimer son animalité foncière. Sabine Devieilhe, entendue en « Voix du Poète » dans la première partie,se tire à la perfection de ce passage scabreux.Présent dans chacun des volumes consacrés au Prix de Rome chez Glossa, Bernard Richter a ici assez peu à chanter : il déclame avec une grande élégance les quelques strophes de son ode à la Nuit, et pour le reste, sa voix se mêle, comme celle des autres solistes, au chœur déchaîné qui conclut la première partie, « Enthousiasme ». On est d’abord inquiet pour Alain Buet, dont la première intervention semble refléter une certaine fatigue vocale ; la truculence de la suite lui convient beaucoup mieux.
Quant à la Didon qui valut à Charpentier son Premier grand prix en 1887, bien que la partition ait été publiée par Hartmann, une nouvelle version en a été spécialement établie d’après le manuscrit conservé à la BNF. Pour le Prix de Rome, la période 1880-1890 est ce qu’Alexandre Dratwicki appelle la « décennie d’exception », qui récompensa quelques-uns des plus grands noms de la musique française de cette fin de siècle : Debussy, Dukas, Charpentier, mais aussi des compositeurs moins joués aujourd’hui, comme Alfred Bruneau, Xavier Leroux, Gabriel Pierné ou Camille Erlanger. Par son wagnérisme avoué, par la densité de son écriture, la cantate de Charpentier apparaît bel et bien comme une œuvre digne d’être ressuscitée, riche en mélodies séduisantes confiées à un orchestre chatoyant.
Julien Dran fait valoir en Enée une magnifique voix de ténor, et l’on se réjouit de voir un jeune chanteur français s’emparer de ce répertoire avec une telle aisance. On connaissait déjà sa puissance et sa facilité dans l’aigu, on le découvre ici dans un format plus héroïque. A ses côtés, Manon Feubel campe une Didon nettement plus mûre. Habituée des rôles les plus lourds (Aïda, Tosca), la soprano canadienne fait de son mieux pour juguler un vibrato parfois redoutable. Diction impeccable et noirceur du timbre, Marc Barrard donne à l’ombre d’Anchise toute la noblesse que Massenet souhaitait pour le personnage, dont Charpentier avait d’abord fait un banal spectre romantique.
Bien que charmant, La Fête des Myrtes, chœur composé en 1887 pour le Prix de Rome, est d’un intérêt nettement moindre. Quant aux Impressions d’Italie, « symphonie pittoresque » qui faisait les délices de nos arrière-grands-parents, et dont il n’existait plus guère de version disponible au catalogue, on les entend ici dans leur intégralité (Charpentier les avait quelque peu rabotées pour les faire tenir sur des 78 tours), et là encore, Hervé Niquet et le Brussels Philharmonic rendent magistralement justice à cette musique coloriste, audacieuse, où Charpentier, disciple de Massenet, se révèle aussi l’héritier de Berlioz.