Paru d’abord en 2013, revoici le Vivaldi ou l’évanescence de l’être sorti de la plume de Roger Baillet. Après plusieurs décennies d’enseignement cet universitaire spécialiste de la Renaissance italienne s’est consacré à l’écriture. Ce livre serait le fruit de sa découverte, fortuite, dans la bibliothèque de l’ancien Ospedale dei derelitti, du journal rédigé par une pensionnaire de l’institution charitable La Pietà. Institué au XIV° siècle par le Sénat vénitien, cet hospice recueillait des enfants et des jeunes filles en détresse. Celles qui avaient un don pour la musique apprenaient à jouer d’un instrument ou travaillaient leur voix, jusqu’à atteindre une qualité d’exécution qui fit l’admiration de mélomanes européens. Ainsi l’institution pouvait-elle, en donnant des concerts publics ou privés, recueillir des fonds nécessaires à son fonctionnement.
En fait, au lieu de journal on devrait plutôt parler de « mémoires » car le texte n’est pas le relevé quotidien des observations ou réflexions de Camille, la narratrice, mais une reconstitution de sa vie à La Pietà, où elle avait été recueillie à peu près au moment où Vivaldi y entra comme professeur. Ce passage de l’ilot natal au cadre ordonné de l’orphelinat, Roger Baillet le lui fait raconter comme la découverte incessante de sensations agréables, comme l’immersion dans un milieu où sa sensualité s’éveille aussitôt et s’épanouit, en particulier grâce aux « correspondances » entre la douceur du toucher, les sons, les couleurs et les odeurs. C’est ce même jeu de correspondances comme sources de l’harmonie qui la subjugue et l’exalte dans la musique de Vivaldi que l’on joue à La Pietà. Cette rencontre fusionnelle l’enchaîne au compositeur par une admiration et une reconnaissance qui ne se démentiront pas pendant près de trente ans.
Au lendemain de l’audition de Giuditta triumphans, encore galvanisée par l’éblouissement qu’elle a éprouvé – l’auteur lui prête des accents pascaliens – elle est sûre de sa vocation : devenir musicienne à La Pietà. Abandonnant le violon pour le violoncelle, où elle excelle rapidement, elle est remarquée par Rosalba Carriera, peintre au talent reconnu dans toute l’Europe, qui vient à La Pietà chercher des modèles et en invite certains chez elle pour faire de la musique. Ainsi l’orpheline anonyme côtoie-t-elle des personnages historiques dont le nom- Tiepolo, Canaletto, Law – parsème le texte d’une assise de vérité. Dans ce souci l’auteur a veillé soigneusement à ce que Camille n’évoque rien des œuvres de Vivaldi que ni son âge ni sa situation de recluse – sauf si requise ou invitée – ne lui ont permis d’entendre.
La même année un accident terrible qui la rend aveugle va augmenter encore l’acuité de sa sensibilité en aiguisant la perception du monde par les autres sens. L’auteur trouve les mots pour exprimer ce que son héroïne ressent et permet au lecteur de l’imaginer à son tour. Grâce à sa mémoire auditive impeccable, elle devient un auxiliaire précieux pour le compositeur dans son rôle d’enseignant. C’est alors qu’elle va devenir familière de la famille Vivaldi, tantôt dans l’escorte du musicien, tantôt chez lui en témoin d’un père haut en couleur quand il évoque ses difficultés avec des employeurs mauvais payeurs ou des concurrents perfides. Des anecdotes – la sortie aux bains, les milieux ecclésiastiques romains – brossent le décor et font échapper le texte à la monotonie de l’introspection.
Ainsi va la vie jusqu’à l’arrivée à La Pietà d’une jeune fille désignée en ville comme L’Annina du Révérend et l’apprentissage par la narratrice des affres de la jalousie. Le conflit se résoudra d’une manière inattendue mais pas si surprenante à repenser à maints passages allusifs. Commence alors une amitié qui ne se démentira pas entre la chanteuse Anna Giro et Camille. Grâce à celle-là celle-ci découvre l’opéra, le plaisir transgressif de sortir travestie en homme et masquée, le brouhaha du public, qui ne se tait que pour les airs, les liens entre machinerie et techniques de la marine, les loges où l’on fornique derrière le rideau, et la correspondance entre la scène et la vie. « Tu es aveugle si tu crois que je me contenterai d’un seul amour », chante Alcina , et la folle jalousie d’Orlando éveille des échos chez Camille. Comment le compositeur, à la vie si chaste, comprend-il si bien la sensualité ?
Le livre continue son train, mêlant les épisodes connus de la vie de Vivaldi – mort de sa mère, la rencontre avec Goldoni et la bévue du père, puis sa mort, la même année que le scandale de Ferrare, et toujours les noms qui créent le réel : Faustina Bordoni, Farinelli, Malipiero, Thérèse Imer, Zanetta Casanova…L’auteur tient tous les fils et tel un lissier fait apparaître les figures de la société vénitienne de ces années-là. C’est à grandes enjambées que l’on avance vers la fin. Avant son départ pour Vienne, à l’automne 1740, Vivaldi a voyagé beaucoup, et donc a peu rencontré Camille. Mais il insiste pour qu’elle l’accompagne. En juillet 1741 elle lui fermera les yeux. Et sept ans plus tard, elle aurait entrepris ce récit, témoignage d’une illustre inconnue en mémoire du plus connu des Vénitiens.
Sans nul doute on peut recommander ce livre. Les mystiques disserteront sur le titre. Les béotiens s’y instruiront. Les érudits vérifieront leur mémoire. Et les pinailleurs auront le plaisir de demander ; mais pourquoi le nom de Baldassare Galuppi n’apparaît-il pas ? La narratrice, dans le salon de Rosalba Carriera, aura eu sinon cent du moins onze occasions de l’entendre, à s’en tenir aux opéras créés en son nom à Venise entre 1728 et 1740. D’autant que sept l’ont été au Teatro Sant’Angelo que gérait la famille Vivaldi. Et il se dit même que le Padre Antonio aurait dirigé lui-même Gli odi delusi del sangue en 1728. Cette omission aurait-elle à voir avec le fait que Galuppi va supplanter Vivaldi dans la faveur des Vénitiens ? Ah, l’amour de Camille est exclusif !