Evidemment que c’est une initiative intéressante ! Elle l’aurait été encore davantage si toute la distribution avait été francophone. Ce qu’accomplit Ludovic Tézier est assez beau pour qu’on se prenne à rêver d’une Lady Macbeth qui à son instar transfigurerait les assez pauvres mots (euphémisme) du livret de MM. Nuitter et Beaumont.
Il s’agit donc de la version de 1865 de Macbeth. En 1847, Verdi avait fait sa première incursion chez Shakespeare en écrivant lui-même son livret (avant de demander à Piave de le mettre en vers). L’œuvre inaugurait pour lui une nouvelle époque : pour la première fois il se servait du recitativo cantando pour les scènes les plus dramatiques (les monologues de Macbeth), tout en conservant les airs fermés du bel canto traditionnel. Il s’était assuré de la présence du baryton Felice Varesi (futur créateur de Rigoletto et de Georgio Germont), condition sine qua non à la composition de cet opéra pour la Pergola de Florence, et pour la Lady, il avait récusé la voix trop belle de la Tadolini (créatrice d’Alzira) au profit de celle de Marianna Barbieri-Nini, qu’il avait épuisée en répétitions, exigeant comme on sait une voix « laide et difforme, rauque, étouffée, caverneuse », et multipliant les indications sur la partition : cupo, parlante, la voce oscillante, lamentoso, et notant un fil di voce sur le contre-ré pianissimo final de la scène de somnambulisme….
Le détour par Paris
En mars 1864, Léon Carvalho, directeur du Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet, demande à Verdi une version française de ce Macbeth. Le compositeur relit sa partition et trouve que certains passages ne correspondent plus au goût du jour, ni à sa propre évolution (il y a eu dans l’intervalle Rigoletto, Il Trovatore, La Traviata, Les Vêpres siciliennes (pour l’Opéra de Paris, alias la Grande Boutique), Simone Boccanegra, Un ballo in maschera…). Il désire reprendre l’air de Lady Macbeth au deuxième acte, quelques interventions des sorcières au cours de l’air de Macbeth au troisième acte, la première scène du quatrième et, à la demande de Carvalho, insérer un ballet (avec sorcières, ondines et sylphides…) et remplacer l’air final de Macbeth par un chœur.
Il ira plus loin puisqu’au cours de ce travail de révision (décembre 1864-janvier 1865), avec l’aide d’Andrea Maffei, il va remplacer l’air à colorature « Trionfai » de Lady Macbeth au premier acte par le saisissant « La luce langue », refaire le récitatif de la scène des apparitions, le duetto du troisième acte (« Ora di morte » à la place de « Vada in fiamme ») et donc le dernier final où un chant de victoire remplacera l’air de Macbeth « Mal per me che m’appressai ». Piave écrit de nouveaux vers, mais pour « La luce langue », c’est Verdi lui-même qui prend la plume avec l’aide de Giuseppina Strepponi, son épouse.
Après quoi Léon Escudier, l’agent de Verdi en France, commandera la traduction du livret en français à deux spécialistes, MM. Nuitter et Beaumont*.
Tout le monde travaillera très vite puisque la première aura lieu le 21 avril 1865. L’histoire a retenu le nom des principaux interprètes de cette recréation en français, Ismaël (Macbeth), Amélie Rey-Balla (Lady Macbeth), Jules Monjauze (Macduff), Auguste Huet (Malcolm), sous la direction d’Adolphe Deloffre (par ailleurs créateur de Faust et Carmen, parmi beaucoup d’autres). Quant aux décors, ils seront conçus par Charles Cambon.
Cette version de 1865 sera adoptée pour la reprise à la Scala en 1874, et considérée comme définitive.
Amélie Rey-Balla et Ismaël, Lady et Macbeth en 1865
Langue mate vs. langue sonore
On ne saurait trop conseiller d’aller visiter une page du site Opus 31, où on trouvera trois versions côte à côte du texte de Verdi : l’originale italienne, une traduction littérale, et la version Nuitter/Beaumont. La traduction littérale est dûe à un collectionneur passionné de livrets, M. Jacques Chagny, qui soit dit en passant faisait là œuvre de pionnier puisque cette version en français n’avait jamais été disponible au disque avant le présent enregistrement de concert fait à Parme en septembre 2020, à l’occasion du Festival Verdi. La comparaison est très instructive, et plutôt au détriment de MM. Nuitter et Beaumont, souvent (toujours ?) mal inspirés et tendant de multiples embûches aux pauvres chanteurs (et on ne dira rien de leur inspiration poétique).
Silvia Dalla Benetta © D.R
Rien à dire de la preste ouverture, où s’entendent deux thèmes rattachés à Lady Macbeth (le personnage principal, c’est elle), ni de l’entrée des sorcières, pimpantes comme à l’accoutumée (on ne comprend guère ce qu’elles disent, mais c’est pareil en italien), on note au passage la voix solide mais le français brinquebalant de Banquo (Riccardo Zanellato).
C’est dès le premier arioso de Macbeth qu’on a l’impression d’entrer en pays inconnu. « Ô prophétesses, de vos promesses / Le rang suprême, c’est la troisième », chante-t-il. Outre la noblesse du phrasé de Tézier, ce qui change l’esprit de l’œuvre, c’est bien sûr la matité de la langue française, les diphtongues nasales (« Terrible attente qui m’épouvante »), les e ouverts d’abandonne, les mots qui ne résonnent pas (« Ce diadème, je n’en veux pas », et Tézier bien sûr met en valeur la plosive de pas).
Le personnage principal, c’est (ce devrait être) Lady Macbeth
Mais voici la Lady et tout se complique… Glissons sur une erreur de conception : la lettre de Macbeth à son épouse est susurrée par une voix de comédienne. Totale frustration pour nous qui avons été marqué par le parlando de Callas (« Nel dì della vittoria io le incontrai… », souvenez-vous).
L’entrée de Silvia Dalla Benetta (l’air « Vieni t’affretta ») a de quoi déconcerter : français chaotique, vibrato débridé, vocalises savonnées, aigus acides. Et surtout elle ne dit pas les mots. Or, ils sont de quelque importance : la Lady a aussitôt compris que le velléitaire Macbeth n’aura pas l’énergie de ses ambitions. « Tu aspires à la grandeur, mais sauras-tu être cruel ? » dit littéralement le texte italien, « Ton cœur sans audace n’a pas l’instinct du mal », lui font dire Nuitter et Beaumont. Même en suivant le texte sur le livret, on ne comprend pas un mot de ce qu’elle chante (non sans difficultés).
Remarquons tout de même un rallentando bienvenu dans la cabalette sur « Ô nuit protectrice, que l’ombre s’épaississe ». C’est une captation sur le vif, on le rappelle, et la voix de Silvia Dalla Benetta semble se chauffer dès la reprise de la cabalette.
Le poids des mots
On insiste ici sur le poids des mots, parce que rien n’était plus important pour Verdi. Dans une lettre célèbre à Salvadore Cammarano qui faisait travailler Macbeth au San Carlo de Naples, il écrivait : « Tenez compte que les morceaux principaux de l’opéra sont au nombre de deux : le duo entre Lady et son mari et le somnambulisme. Si ces deux morceaux sont mal interprétés, l’opéra est à terre. Et ces morceaux on ne doit absolument pas les chanter : il faut les jouer et les déclamer d’une voix très sombre et voilée : sans cela, il ne peut y avoir d’effet. L’orchestre avec les sourdines. La scène le plus sombre possible ».
Jeanne Moreau disait : « Ce qu’il faut, c’est donner à chaque mot son poids juste ». Ce juste poids des mots, Tézier le trouvera sans coup férir, mais le reste de la distribution, à des degrés divers, y manquera.
Ludovic Tézier © D.R
C’est peut-être dans le monologue « Mi si affaccia un pugnal ! » devenu « Un poignard ! Devant moi !… » qu’on appréciera le plus la noble diction de ce Macbeth, les R roulés, ce recitar cantando où pas un mot ne se perd, la manière dont il transfigure un texte pauvret (« C’est l’instant du mystère et des sorcières ») pour en faire une sombre méditation servie par une voix d’une solidité et d’une homogéneité proverbiales, pour distiller ce discours intérieur, ce parlé-chanté tout en nuances, nouveauté radicale dans l’écriture de Verdi (apparue dès la version de 1847). Et Tézier trouve le moyen d’estomper le ridicule de phrases comme « Fatale épouse, écoute au loin / Ce cri terrible et sombre ».
« La poésie, c’est ce qui se perd quand on traduit » (Robert Frost)
Petit comparatif sans commentaire :
Texte de Piave :
« Allora questa voce m’intesi nel petto :
Avrai per guanciali sol vepri, o Macbetto !
Il sonno per sempre, Glamis, uccidesti !
Non v’è che vigilia, Caudore, per te ! »
Traduction littérale :
« Alors j’ai entendu cette voix en moi :
Tu n’auras que des ronces pour oreiller.
Tu as tué pour toujours, Glamis, le sommeil
Il n’y aura pour toi, Caudore, que des veilles. »
Version Nuitter et Beaumont :
« J’entends, ô délire, une voix me dire :
A toi le martyre des veilles sans fin.
Non, jamais n’espère jouir sur la terre
Du sommeil prospère, tué par ta main. »
On remarquera tout de même en guise de chausse-trappes pour les chanteurs quelques mots difficiles à faire sonner : voix et toi, fin et main…. On pourrait multiplier les exemples. Raison de plus pour saluer Silvia Dalla Benetta qui ne se tire pas trop mal de :
« Mais n’entends-tu pas la voix qui te crie :
Macbeth qui s’oublie de lui se défie.
La crainte le glace et, traître à sa race,
Il n’a ni l’audace ni le cœur d’un roi. »
Verdi de Bussetto
L’acte s’achève par un bel ensemble avec chœur. Et, peu importent les mots, Roberto Abbado mène sans coup férir la vaste architecture de Verdi et la montée chromatique, les cordes graves ronflent, en terre parmesane Verdi est chez lui.
Le début de l’acte 2 laisse déjà un peu plus sceptique. Peu de palpitation à l’orchestre, un Tézier archi-solide (trop ?) et un assez pâle monologue de Lady Macbeth, « La luce langue / Douce lumière, fuis ! Cesse de briller ! », peu incarné, comme chuchoté d’abord, puis trop mécaniquement brillant dans la cabalette. Au total, le personnage n’est pas là.
Mécanique aussi, le chœur des sicaires, en place, mais assez banal.
En revanche, on appréciera à nouveau Riccardo Zanellato, remarquable Banquo. Il y a de la grandeur dans « Par une nuit aussi terrible / Come dal ciel precipita », belle incarnation d’un père noble, dont les sombres pressentiments sont exprimés par une voix qui assume son âge.
Le Brindisi de la scène du banquet, si difficile, envoyé tant bien que mal, ne laissera pas de grands souvenirs (réécouter Callas en 1952, virtuose et inquiétante à la fois, grâce au tempo assez lent de Victor de Sabata). Et Tézier à la santé vocale inentamée peine à incarner la terreur de Macbeth quand passe le spectre de Banquo. A sa décharge, il doit se débrouiller pour ne pas faire rire en chantant :
« Ô spectre sévère, reprends ton suaire
Retourne à la terre de ton pâle cimetière. »
Ludovic Tézier, Macbeth au Liceo de Barcelone en 2016 © D.R
Même pas peur
Mais la piètre qualité du texte français n’explique pas tout. Le grand sextuor avec chœur de la fin du deuxième acte est certes solidement conduit. Trop solidement peut-être… La comparaison avec, par exemple, la version dirigée par Claudio Abbado est assez cruelle. Roberto (le neveu) est carré alors que Claudio insinue le doute, la peur, par des moyens purement musicaux, un ralentissement du tempo, le mezza di voce du chœur… Tézier lui-même reste impavide alors que la Lady, venimeuse, lui siffle un « Vergogna, signor ! / Honteuse frayeur ! »
Au début du troisième acte, après un chœur de sorcières aussi incompréhensible que celui du premier acte et le ballet que le public parisien d’alors tenait pour indispensable mais dont on se passerait volontiers (belles couleurs de la Filarmonica Arturo Toscanini dans cette page tellement italienne, trompettes virtuoses et violoncelles soyeux), Macbeth interroge les sorcières. Il faudra l’apparition du second spectre, celui de l’enfant, pour qu’enfin Tézier fragilise un peu sa voix (sur « Mais que vois-je ! Oh fracas ! L’éclair luit !… Un enfant au bandeau royal ! »). Car la rançon de sa superbe diction (très Comédie-Française de jadis…), c’est qu’elle est d’une marmoréenne solidité. Le mordant sur les consonnes, les accents impérieux, s’ajoutant à la proverbiale prestance du timbre, suggèrent un Macbeth qui semble inébranlable, et même quand défileront (« Fuggi, regal fantasima / Ah ! Fuis! Va-t-en ! Ô spectre affreux ! ») les huit spectres royaux.
Deux solitudes
Il est vrai que la partition de Verdi est plutôt hétérogène… Entre de sublimes passages dramatiques, il faut s’arranger de quelques scories un peu embarrassantes (le ballet des sylphes…), et de passages conventionnels (le duo de vengeance qui clôt le troisième acte) qui sonne ici très opéra-comique français (la comparaison avec Cappuccilli/Verrett dans la version Claudio Abbado ou avec Fischer-Dieskau/Suliotis chez Lamberto Gardelli est cruelle).
Après le chœur des réfugiés écossais « Ô Patrie ! Ô noble terre ! » où la ferveur des choristes du Teatro Regio de Parme est à l’unisson de l’émotion de Verdi, le bel air de Macduff (« Ah ! La paterna mano / Mes fils, mes fils chéris ») se pare de toutes les couleurs émouvantes qui lui sont dues grâce à la voix sensible et par instants un peu fragile du ténor Giorgio Berrugi. Il précède la scène de somnambulisme (« Una macchia è qui tuttora / Une tache que rien n’efface »), certes tout à fait honnêtement chantée par Dalla Benetta à la voix très claire et aux aigus filés impeccables (le fameux contre-ré pianissimo), mais qui pâtirait d’être comparée à celles que nous avons en mémoire. Toutefois n’y-a-t’il pas là un problème dramaturgique : associer un Macbeth solide à une Lady Macbeth à la personnalité plus ténue, c’est inverser l’équilibre (ou le déséquilibre) des caractères.
Strehler disait que Macbeth devenait chez Verdi le drame de deux solitudes qui ne se rencontrent jamais et qui sombrent dans l’abîme de la folie, une folie infantile pour Macbeth et pour Lady Macbeth, une autodestruction progressive.
Projet de décor pour l’acte III (1865) par Ch. Cambon © B.N.F.
Beau chant français et vocalità à l’italienne
Mais peut-on se plaindre que le marié soit trop beau ? Le dernier monologue de Macbeth, « Perfidi ! All’anglo contro me v’unite !… Pietà, rispetto, amore / Aux Anglais le traître contre moi… Honneurs, respect, tendresse », est un modèle de beau chant, comme l’est la version originale que Tézier en a donnée récemment dans son récital d’airs de Verdi (la vocalità italienne fait toute la différence.…), qu’il est d’ailleurs intéressant de comparer avec Fischer-Dieskau/Sawallisch live à Salzburg en 1964 ou avec Bruson/Sinopoli en studio.
Les scènes finales, la forêt de Birnam en marche, la mort du héros en coulisses, le chœur triomphal, sont conçues par Verdi pour le théâtre bien sûr et se prêtent moins à l’enregistrement. Roberto Abbado les mène sans encombre pour conclure cette captation en public, première mondiale donc et curiosité notable. Mais si la version française de Don Carlo/Don Carlos fut en son temps une révélation (Alagna, Hampson, Mattila, Van Dam, Meier, Pappano, 1996), pour Macbeth nous resterons fidèle à nos versions de chevet (et d’abord Callas à la Scala en 1952 bien sûr).
*Charles Nuitter – anagramme de Truinet, son patronyme moins euphonique – (1828-1899) est un personnage très intéressant de la vie opératique parisienne : d’abord avocat, il commença d’écrire des vaudevilles et des opéras-comiques, puis devint spécialiste de la traduction de livrets. Après Obéron, ce furent (entre autres) La Flûte enchantée, Tannhaüser, Lohengrin, Aïda. Il fut aussi librettiste d‘Offenbach (dix-sept fois) et écrivit l’argument de Coppelia. A partir de 1863 il fut (à son initiative et bénévolement) l’archiviste de l’Opéra. C’est lui qui sauva la bibliothèque et les archives de l’Opéra qu’il avait transportés vers la salle Garnier six mois avant l’incendie de la salle le Pelletier.
Alexandre Beaumont (1827-1909), avocat et polygraphe lui aussi, collabora avec Nuitter pour plusieurs de ces versions françaises, et écrivit avec lui le livret de Le cœur sur la main, de Charles Lecoq, le concurrent d’Offenbach…