En août 2012, l’organiste allemand Christian Schmitt (récent lauréat Echo Klassik pour son enregistrement des Symphonies pour orgue de Widor) avait fait ses débuts au prestigieux Festival de Salzbourg aux côtés de Madgalena Kožená, dans un récital très inspiré, mêlant des œuvres de Messiaen, Petr Eben, J.S. Bach, Liszt et Dvorák. De celui-ci, les deux artistes n’ont conservé, pour cet enregistrement, que les chants spirituels attribués à Johann Sebastian Bach et issus du Musicalisches Gesang-Buch de Georg Christian Schemelli publié à Leipzig en 1736, auxquels ils ont adjoint quelques lieder de Franz Schubert et d’Hugo Wolf (parmi ceux composés sur des poèmes d’Eduard Mörike) et entre lesquels ils ont disséminé le célèbre Kaddish de Maurice Ravel, l’Agnus Dei de Georges Bizet interprété lors de son enterrement, la dramatique Blessed Virgin’s Expostulation d’Henry Purcell, deux Ave Maria, l’un signé par Giuseppe Verdi et l’autre par Antonín Dvorák, et, étape ultime de ce pèlerinage à travers le temps et un moindre espace, la dernière œuvre du compositeur et organiste français Maurice Duruflé, Notre Père (1977). Ce programme, éclectique tant dans les styles que dans les genres, et le choix d’un accompagnement à l’orgue, imposé à des œuvres qui, dans leur version originale, n’avaient pas envisagé cet instrument, peuvent dérouter (voire repousser). Ce serait néanmoins ignorer l’essentiel, un principe qui, à défaut d’être totalement explicite, se dégage à l’écoute de cet enregistrement : l’expression de la foi ne s’encombre d’aucun formalisme, elle fait fi des composantes matérielles d’un morceau de musique, reléguées à de pures considérations de musicologues et de mélomanes.
Le parti pris intellectuel est cohérent et audacieux, mais le résultat sonore, plutôt inégal : toutes les compositions ne s’accommodent pas pareillement de la présence de l’orgue, parfois en décalage ou surabondante eu égard à la gravité ou à l’ardeur inhérente à la partition et à l’interprétation vocale. L’équilibre semble difficile à atteindre, et les transcriptions pour orgue, majoritairement redevables à Schmitt, peu évidentes. Ceci rappelle, s’il le fallait, que le choix de l’instrumentation par le compositeur est rarement gratuit. Les lieder de Schubert (surtout le Totengräbers Heimweh, grandiloquent) s’en trouvent particulièrement affectés et perdent de leur pertinence, à l’exception de « Der Leidende » dont l’humour noir, de celui qui souffre mais qui refuse de céder à l’apitoiement, est délicieusement accentué. L’Agnus Dei de Bizet est pompier de bout en bout. Le caractère opératique de la cantate « Tell Me, Some Pitying Angel » de Purcell ne se satisfait pas des sonorités peu incisives de l’orgue, presque à contre-emploi, tandis que l’Ave Maria de Dvorák, aux accents populaires, perd de sa sublime simplicité.
Quelques titres tirent leur épingle du jeu. Il s’agit d’abord, sans grande surprise, des chants empruntés au Musicalisches Gesang-Buch, qui bénéficient d’une part de la maîtrise de ce répertoire par Magdalena Kožená, coutumière de celui-ci, et d’autre part, de la sobriété de la partie instrumentale. Les lieder de Wolf, « Karwoche » et « Mühvoll komm ich und beladen », transcrits pour l’orgue par Max Reger, sont remarquables par l’atmosphère que l’instrument parvient à installer autour de la ligne vocale et du subtil dialogue qu’il établit avec celle-ci. L’enthousiasme du « Zum neuen Jahr » est communicatif, autant que le recueillement du « Schlafendes Jesukind » et de « Gebet » transporte. Dans la première strophe du « Kaddish », les notes longues tenues par l’instrument, plénitude contemplative, révèlent le superbe contrepoint dessiné avec les mélismes de la partie vocale ; la seconde partie se termine par une ferveur inouïe – qui émane davantage que dans l’habituelle configuration piano/voix. Le Notre Père de Duruflé impressionne par son humble et juste dévotion.
Reste Magdalena Kožená, principal attrait purement musical de cet enregistrement, qui évite tout sentimentalisme forcené et étalage gratuit. L’expression de son sentiment religieux est ardente et investie, jamais ennuyeuse par la richesse du timbre vocal, la variété dans les intentions et les nuances.