Point de Mozart ni même de Haendel, mais un Rameau ondoyant et plus divers que jamais : pour son premier récital, Sabine Devieilhe pose à l’évidence un choix de musicienne, non de rossignol pressé de briller et nous lui en savons gré. Joliment troussée, entre fondus enchaînés et contrastes vigoureux, cette généreuse anthologie multiplie les échappées orchestrales et se balade sur des chemins de traverse, même si elle ose de larges incursions dans ces Indes galantes volontiers snobées par les cuistres, tout en brossant un magnifique portrait de femme, de l’éveil amoureux de la jeune fille candide au désespoir tragique de l’amante éperdue. Le programme est un modèle du genre et promet beaucoup, sur papier du moins, car encore faut-il que son interprète puisse aborder avec un égal bonheur des emplois et des émois aussi variés que ceux de Phani, Alphise, Nérine, Zélidie, Zima et Télaïre. Sabine Devieilhe non seulement relève le défi, mais affiche, à vingt-huit ans, une maîtrise proprement sidérante.
La pureté argentine de l’instrument et son extrême fraîcheur font bien sûr merveille dans la brunette a cappella « Feuillages verts naissez » que rehausse fugacement la flûte d’Alexis Kossenko ou encore dans la délicate supplique de Chloé, un « Tendre amour » extrait cette fois d’Anacréon et livré ici en première mondiale avec deux autres inédits de la plus belle eau : l’enjoué duo de Nérine et Atis (campé par le ténor Samuel Boden) « Pour voltiger dans le bocage » (Les Paladins) et une délicieuse et très pittoresque contredanse empruntée à ces Fêtes de l’Hymen et de l’Amour qui renaîtront dans quelques mois à la faveur des célébrations du deux cent cinquantième anniversaire de la disparition de Rameau. Si le matériau peut sembler trop diaphane pour l’appel voluptueux de Phani (« Viens, Hymen »), Sabine Devieilhe y déploie la grâce des funambules.
Mais la joliesse n’est pas son seul atout, heureusement d’ailleurs, car la frivolité où elle s’épanouit aurait tôt fait de nous lasser. La plainte de Zélidie (« Coulez mes pleurs »), dépouillée et si juste, nous étreint dès ses premiers accents et les « Tristes apprêts » de Télaïre, vécus avec une sincérité désarmante, nous touchent eux aussi droit au cœur en balayant les préventions que pouvait y inspirer un soprano léger. Servie par une déclamation proche de l’idéal et une sensibilité à fleur de lèvres, l’urgence et la vivacité qui animent ce théâtre de l’amour rendent également palpable l’effroi d’Emilie (« Vaste empire des mers ») et celui de Phani dans le fracassant final des Incas du Pérou. Le choix de ce tableau peut surprendre, car la chanteuse doit s’y contenter de brèves interventions et céder la vedette au baryton Aimery Lefevre, lequel a fière allure en Huascar et terrasse sans coup férir un trop fade rival (Samuel Boden).
Sommet de virtuosité expressive et autre grand moment de théâtre, le numéro de la Folie (Platée) vient couronner une performance en tout point remarquable. Sabine Devielhe en assume pleinement la charge comique et la fantaisie, mais conserve dans la drôlerie l’élégance de celles qui savent amuser sans verser dans la pitrerie. Rameau, Alexis Kossenko et ses Ambassadeurs en ont fait leur pain quotidien depuis des années et le résultat s’impose avec un naturel qui bien sûr est le comble de l’art. Toutefois le chef donne parfois l’impression de réfréner ses ardeurs, comme s’il demeurait intimidé par ce « génie visionnaire », pour reprendre ses propres termes, dont il évoque la modernité et admire l’incroyable plasticité du langage, tour à tour impressionniste, réaliste et expressionniste. Et pourtant quelle tenue, quelle intelligence du style ! Et cette pâte somptueuse, certes magnifiée par Hugues Deschaux, orfèvre du son qu’il n’est plus besoin de présenter. Warner n’a décidément pas lésiné sur les moyens, mais c’est à ce prix, à ce niveau d’exigence et à nul autre que le phénix d’Erato pourra renaître de ses cendres.
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