C’est en 2008, au cours du 44e festival d’opéra de Macerata, que fut représentée et filmée cette rare Cleopatra de Lauro Rossi. Comme chacun sait, l’histoire de la séductrice antique autoritaire et fine politique ne se termine pas bien… Cela explique en grande partie la fortune posthume qu’elle a connue au théâtre tant parlé que lyrique, dans les romans, la musique et au cinéma. L’histoire connaît peu de variantes, mais pourtant, on ne compte plus les adaptations en tous genres, ni les nez de ses interprètes, dont Jean Tulard a dressé – dans une nouvelle « tirade des nez » restée célèbre – une amusante liste. C’est ici Dimitra Theodossiou qui prête son appendice nasal à l’héroïne dont le nez n’a donc pas fini de faire rêver.
Nous sommes dans le charmant petit théâtre « Lauro Rossi » de Macerata, dont le DVD permet de découvrir quelques vues intérieures au moment de l’entracte. Il est toujours inquiétant de retrouver sur DVD une œuvre que l’on a vue sur scène ; la technique peut en effet affadir la représentation, voire trahir l’œuvre, ou au contraire trop la magnifier. Ici, le résultat est simplement valorisant, notamment en ce qui concerne la partie sonore. Lors de la représentation (dont le compte rendu a été publié ici même), je regrettais que, dans ce tout petit théâtre, les chanteurs nous aient infligé une véritable « débauche de décibels ». Or la prise de son et le travail sur l’enregistrement sonore de ce DVD sont tout à fait remarquables, et le résultat bien supérieur à ce qu’il nous a été donné d’entendre « en direct » (à noter que l’enregistrement s’est fait sur deux représentations). De même, la toute petite scène chargée d’escaliers paraît beaucoup plus grande grâce à la magie des objectifs grand-angle, et les éclairages de Sergio Rossi, du fait de la prise de vue numérique, paraissent également très améliorés. La mise en scène, les décors et les costumes de Pier Luigi Pizzi supportent bien la caméra, grâce à une prise de vue et un montage fort dynamiques – parfois même un peu trop – et à une réalisation tout à fait excellente de Davide Mancini.
L’œuvre en elle-même a beaucoup gagné à sa captation filmée. Elle paraît plus resserrée, et si malgré tout Norma et plus généralement Verdi ne sont quand même jamais bien loin, elle semble gagner en originalité et en autonomie, et s’aligner plus qu’honorablement sur son exacte contemporaine La Gioconda, tout en annonçant des œuvres ultérieures comme Thaïs. La rigueur de la mise en scène lui donne une sorte de modernité certainement à l’opposé de ce à quoi rêvait le compositeur, très influencé par la toute récente Aïda. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier que les temples qui font aujourd’hui le bonheur des touristes lors d’un voyage en Égypte sont pour la plupart d’époque ptolémaïque, et que le portrait de Cléopâtre figure sur celui de Denderah. Or cette épuration esthétique tire au contraire l’œuvre plus vers le côté « théâtre antique » gréco-romain que vers le péplum spaghetti néo-égyptien (encore qu’on ait droit quand même à des pseudo-prêtres isiaques avec perruque ou crâne rasé et pagne ou longue robe blanche) ; l’intérêt essentiel de ce choix est d’accentuer ainsi le caractère intemporel du thème.
Bien sûr, l’ensemble repose aussi sur le rôle écrasant de Cléopâtre (en scène pendant une grande partie de l’œuvre), et donc sur Dimitra Theodossiou. Une fois accepté le fait qu’elle apparaisse plus comme une femme amoureuse, blessée puis jalouse qu’un monstre politique, on doit admettre que son interprétation est remarquable. Et côté vocal, elle est au sommet de son art, comme dans sa très belle Margherita de Mefistofele enregistré sur DVD (cf. notre critique), et très supérieure à sa Giselda de l’été dernier à Macerata (cf. notre critique). On retrouve ici les notes allégées et filées, au point que l’on peut être sûr que l’enregistrement a été fait plus le 29 juillet que le 24 (date de notre compte rendu). Les trois airs, « Oracoli mendaci ! », « Io de’ venti vorrei l’audace » et « Ah no !… Che tenti ? », sont notamment exemplaires. Intelligence de la scène, talents de tragédienne, elle joue et chante une Cléopâtre solide et vigoureuse, mais qui sait être aussi émouvante quand il le faut. Parmi ses partenaires, on remarque tout particulièrement Alessandro Liberatore, un excellent Marco Antonio, à la voix ample et dynamique et à l’interprétation convaincante, Sebastian Catana, remarquable Diomede, Tiziana Carraro, touchante Ottavia et William Corrò, intéressant Proculejo. Paolo Pecchioli (Ottavio Cesare) est peut-être un tout petit peu en retrait par rapport à la qualité de la distribution, mais le rôle qu’il interprète est de fait un peu moins porteur. La direction d’orchestre de David Crescenzi reste, par rapport à la représentation, tout aussi convaincante et efficace.
Côté présentation du DVD, il est dommage que la notice, très courte (12 pages) et exclusivement en anglais dans l’exemplaire qui nous a été envoyé d’Italie, ne comporte que deux pages sur l’histoire de l’œuvre (par Paul Campion), alors que les excellentes analyses de Bernardo Ticci publiées dans le programme du spectacle auraient pu être réutilisées. Pas de bonus non plus, et service minimum en termes de sous-titrage : italien et anglais.
Malgré cette toute petite faiblesse, on ne pouvait rêver mieux pour ce premier enregistrement mondial de l’œuvre de Lauro Rossi, et l’on doit féliciter le Festival de Macerata d’avoir mis en place une politique d’édition en DVD de certains de ses spectacles. Celui-ci le méritait tout particulièrement, et de fait ce DVD est un « must » tant pour les amateurs de rareté, pour les fans de l’opéra italien de la fin du XIXe siècle, que pour les amoureux de Cléopâtre (si si, il y en a encore !…)
Jean-Marcel Humbert