A l’instar d’un nombre croissant d’orchestres, festivals ou maisons d’opéra, la Scala de Milan se lance à son tour dans l’édition de disques afin de faire revivre les heures glorieuses de son passé. Depuis la fin de l’année 2011, neuf titres ont ainsi été publiés, tous consacrés à des enregistrements live des années 50 et 60 mettant en valeur l’opéra italien (Verdi à 4 reprises, 2 fois Puccini, Donizetti, Spontini, Rossini, Mozart). L’intérêt de cette démarche n’est pas patrimonial, ces enregistrements, disponibles depuis longtemps sous divers labels, étant bien connus des mélomanes. Ce qu’il faut saluer ici, c’est le soin éditorial apporté à ces publications. Chacune prend la forme d’un livre, à la facture flatteuse, et au contenu fort instructif. Dans le cas présent, on retrouve, sur 120 pages, le fac simile de la locandina du jour, naturellement, mais aussi deux articles issus du programme d’origine (lecteur insatiable, tu veux savoir si Le Bal masqué est le Tristan et Isolde de l’opéra italien? Tu trouveras la réponse!), un tableau exhaustif des différentes productions de l’œuvre sur la scène de la Scala, trente pages de très belles photos de la production, ainsi que le livret, le tout en italien et en anglais. L’ensemble constitue un fort bel objet, qui se manipule avec un réel plaisir, ce qui change singulièrement des présentations indigentes auxquelles nous habituent trop souvent les éditeurs spécialisés dans les enregistrements historiques. Cela mérite d’être chaleureusement souligné et encouragé.
Le contenu, on l’a dit, est connu. On le redit néanmoins sans hésiter: cette interprétation du Bal Masqué fait partie de la légende de l’opéra italien enregistré. Elle se range parmi les plus abouties que l’on connaisse et constitue un pilier incontournable de toute discothèque verdienne. Le mérite en revient d’abord, et de manière écrasante, à Maria Callas, qui livre d’Amelia une incarnation définitive. 1957 est pour Callas une « bonne année ». Sa voix de lirico spinto est, à cette époque, exactement celle du rôle. Elle en assume toutes les difficultés (lignes, aigus, souffle, rémanences belcantistes) comme très peu avant et après elle, sans rien montrer des signes d’usure qui deviendront vite préoccupants. Surtout, comme toujours chez Callas, cette maîtrise stupéfiante de la technique vocale se double d’un génie dramatique inné. Comme aucune autre, elle met ses immenses moyens au service d’une incarnation (au sens étymologique du terme). Que l’on écoute la manière dont elle traite la grande scène du début du II (« Ecco l’orrido campo!… Ma dall’arido stelo divulsa »): l’homogénéité des registres, le legato de rêve, la montée infaillible vers l’aigu (« Miserere d’un povero cor ») ne sont pas gratuits, mais servent bien à dépeindre cette femme en proie à ses violentes contradictions, déchirée entre l’amour et la fidélité. Pour dépeindre cette insoutenable tension intérieure, Callas retrouve des accents expressionnistes qui ne sont pas sans rappeler sa Lady Macbeth (« Mezzanotte!… Ah! che veggio! »). Il se dégage de cette scène une force dramatique qui laisse pantelant, à des années lumières des prudences calculées trop souvent de mise. Et comment ne pas être bouleversé par un « Moro, ma prima in grazia » d’anthologie, pas nécessairement le mieux chanté de la discographie, mais sans aucun doute un des plus justes. On vérifie ici, une fois de plus, ce phénomène déjà constaté pour Norma, Tosca ou Traviata: Callas éclipse instantanément toutes les autres titulaires du rôle, et ses accents hantent durablement. Qu’ajouter ? Une chose peut-être: ce 7 décembre 1957, c’est la première fois que Callas chante le rôle d’Amelia sur scène. Rien dans ce que l’on entend ici ne découle de la familiarité née de la fréquentation d’un rôle sur plusieurs années. Tout procède de l’intelligence pure de l’artiste: le mot de génie n’est vraiment pas usurpé.
Autour d’elle, en cette soirée scaligère, les motifs de réjouissance ne manquent pas. On saluera, pour commencer, la direction nerveuse et théâtrale du maestro Gianandrea Gavazzeni, qui parvient à maintenir la tension intacte d’un bout à l’autre de la représentation, et sait se montrer attentif aux climats. Cela se vérifie notamment dans les préludes orchestraux, si souvent sacrifiés, et qui, ici, plantent magnifiquement le décor. Autre exemple: pour ne pas rompre le fil du discours, le chef ne s’arrête pas à la fin des « grands airs » pour permettre au public d’applaudir. S’agissant d’une ouverture de saison à la Scala, cette rigueur est particulièrement méritoire. Bonheur également que l’Ulrica de Giulietta Simionato, si l’on veut bien admettre que l’on a affaire à une mezzo et non à une contralto (hormis le sol grave du second « Silenzio », cela n’est guère gênant, en réalité). Le timbre est superbe, l’aigu glorieux. Quant à Giuseppe di Stefano, on a suffisamment rendu de jugements sévères à son encontre pour ne pas souligner et saluer la discipline dont il fait preuve ce soir là. L’émission est – à peu de choses près – sous contrôle, le timbre reste enjôleur, et l’investissement jamais pris en défaut. Le style est surveillé: « Ella pure » est même d’une bienvenue sobriété, c’est dire. On retrouve par ailleurs cette façon si typiquement « distefanienne » de chanter « le cœur sur la main » qui, en dépit de ses défauts, rend le ténor attachant. « Di tu si fedele » est en rythme, « E scherzo od è follia » est même orné de (timides) risatte: le couple qu’il forme avec Callas semble en définitive le transcender (leur duo au II est tout simplement électrisant) et sa prestation, sans pour autant atteindre les sommets stylistiques suprêmes de Bergonzi (inapprochable dans ce rôle), ne dépare pas celle de sa partenaire. C’est déjà beaucoup. Il en va de même du Renato d’Ettore Bastianini. Là aussi, on admirera le matériau plus que l’école. Inutile de chercher la filiation belcantiste d’un Riccardo Stracciari ou d’un Carlo Tagliabue, mais cela étant: quelle voix somptueuse, sans doute la plus belle voix de baryton italien de sa génération. Et pour une fois, derrière la puissance brute de la voix, l’émotion affleure. Dans « Eri tu », il semble soucieux de faire autre chose que du décibel. « O dolcezze perdute » est même franchement poignant à force d’allégement : il faut bien rendre les armes. On avouera en revanche être resté assez insensible à l’Oscar aigrelet et univoque d’Eugenia Ratti, dont la voix acide dénote dans les ensembles.
Alors que l’enregistrement studio du Bal Masqué par Callas, pour EMI, est assez largement raté, cette soirée est entrée, à juste titre dans l’Histoire. Rendons grâce à La Scala de Milan d’avoir fourni à ce joyau un écrin digne de lui.