On le sait, pour les vingt ans de son Académie, le festival d’Ambronay a monté L’Orfeo de Monteverdi, qui a été donné en divers lieux, en France et ailleurs. En relation avec ce spectacle paraît opportunément un nouveau volume des Cahiers d’Ambronay qui porte précisément sur cette œuvre, et plus particulièrement sur la manière de la donner à voir et à entendre au public d’aujourd’hui. Les différents textes réunis dans ce numéro constituent un succulent ragoût, où ont été convoqués des saveurs variées.
L’article de la philosophe Marianne Massin, « Interdit du regard et puissance de la musique dans L’Orfeo / Variation (ré)interprétatives », porte moins sur la musique de Monteverdi que sur le mythe d’Orphée dans la version néo-platonicienne qu’en conçut Striggio, l’auteur du « poème ». Plus indirect encore dans son approche, Pierre Kuentz se penche sur un autre spectacle musical, la Fabula di Orfeo, créée vers 1480 par Ange Politien pour le cardinal Gonzague à Mantoue (déjà). C’est dans son texte, « Poétique de l’antidote », qu’on rencontre l’image du ragoût, en relation avec le mélange hétéroclite des sources, des langues et des genres pratiqué par cet ancêtre de l’opéra. « De la tragédie lyrique à l’opéra métastasien, en passant par les récurrentes tentatives de réforme, tous les opéras seront travaillés souterrainement par les tensions, les contradictions, les nœuds conflictuels et poétiques rencontrés par Poliziano : polymorphisme, tragédie et plaisanterie mêlées, hétérogénéité des lieux et espaces. Incohérence primordiale de l’opéra ».
Avec le texte passionnant de Sylvie Pébrier, on aborde les rivages de la musicologie à travers la résurrection progressive de l’œuvre de Monteverdi, avec la découverte de « différentes façons de négocier l’anachronisme et la perte ». Après plusieurs siècles d’oubli, L’Orfeo ne refait réellement surface que vers 1900. Dans Les Origines du théâtre lyrique moderne, Romain Rolland affirme en 1895 le statut de cette partition comme chef-d’œuvre fondateur, ce que confirmera l’exécution en concert donnée en 1904 par Vincent d’Indy à la Schola Cantorum. En faisant de Monteverdi un précurseur de Wagner, « exemple très éloquent d’une annexion du passé par le présent », Rolland et d’Indy cherchent à combler la perte, même au prix de l’anachronisme. Sylvie Pébrier aborde alors l’interprétation vocale de la partition, telle que Vincent d’Indy l’arrangea pour piano-chant (supprimant au passage le premier et le dernier acte !) et dont témoigne un enregistrement de la déploration d’Euridice, réalisé par Charles Panzera en 1924. Elle compare cette interprétation à celle de Gérard Souzay quarante ans après, également située dans un univers sonore post-romantique. Dès 1943, Paul Hindemith avait pourtant tenté une reconstitution qu’il devait diriger à Vienne en 1954 ; Nikolaus Harnoncourt tenait alors la viole de gambe, et c’est bien sûr lui qui devait graver en 1968 le premier enregistrement moderne de L’Orfeo, bientôt couronné par la trilogie monteverdienne montée à Zurich avec la complicité de Jean-Pierre Ponnelle, aussi partisan de la surcharge décorative que Harnoncourt prônait une austérité expressive : « A l’allègement sonore ressenti par les auditeurs encore imprégnés des sonorités symphoniques, répond une charge scénique forte et extrêmement structurée, comme si la mise en scène relayait, assumait, compensait les creux que la nouvelle sonorité avait pu comporter pour les auditeurs des débuts du mouvement baroque et, par cet étayage, facilitait l’adhésion du public ». Loin de paraître insuffisante, la partition imprimée en 1609 est pour les musiciens baroqueux un point de départ, qu’ils perçoivent « comme une invitation à écrire indéfiniment de nouvelles interprétations. La force de L’Orfeo, comme de nombreuses autres partitions baroques, c’est sa plasticité ».
Richard Uhl vient compléter cette étude par une comparaison entre la version Ponnelle, filmée en 1978, et la production de Trisha Brown de 1998, opposant la cartographie à visée pédagogique du metteur en scène franco-allemand et la terra incognita délibérément suscitée par la chorégraphe américaine, qui invite à la rêverie au lieu de prendre le spectateur par la main pour lui imposer un sens prédéterminé. Tandis que la saturation visuelle du véritable « parcours fléché » instauré par Ponnelle débouche sur le kitsch, Brown privilégie au contraire l’indétermination et l’inachèvement. C’est ce que confirment les interprètes du rôle-titre des deux versions, Philippe Huttenlocher et Simon Keenlyside, ce dernier livrant des réflexions particulièrement intéressantes, de la part d’un artiste qui n’a guère eu l’occasion de pratiquer ce répertoire par ailleurs. Victor Torres, l’Orfeo de Gabriel Garrido, et Leonardo García Alarcón lancent l’idée d’une persistance du recitar cantando dans le folklore argentin, tandis que Laurent Brethome, le metteur en scène de L’Orfeo d’Ambronay propose quelques pistes de lecture de l’œuvre. On ajoutera que le livret intégral de Striggio est reproduit en fin de volume.