Un mariage bien arrosé, un grave accident de voiture, des pompiers qui extirpent Orphée des débris mais qui ne peuvent réanimer Eurydice : voilà pour l’ouverture. Au cimetière, le croque-mort propose à Orphée de rejoindre sa fiancée. Dans un décor de morgue glacée, Orphée accepte d’affronter les spectres. Au royaume des ombres, des cadavres pendent des cintres. Alors que le corbillard attend les amants pour les ramener dans le monde vivant, Orphée cède aux supplications d’Eurydice : il la rejoindra donc dans la tombe à la scène suivante.
Créée et filmée en janvier 2008 à Bologne puis reprise à Montpellier quelques semaines plus tard, l’adaptation de l’œuvre de Gluck par David Alagna fut l’objet de belles empoignades chez les internautes et dans le public, à la hauteur du traitement de choc asséné à l’ouvrage. Quant à la presse, elle fut le plus souvent réservée sur les talents du jeune frère de Roberto.
En découvrant cette mise en scène au travers du DVD, on reste quand même perplexe devant l’ampleur des critiques et leur manque de cohérence.
Que les amateurs de productions respectueuses soient choqués, c’est plus que normal ; c’est d’abord une histoire différente qui nous est racontée ici, l’action étant transposée à l’époque contemporaine. Comme le livret, la partition est largement trafiquée. L’air de bravoure « Amour, viens rendre à mon âme » est supprimé. Le rôle de l’Amour, prévu pour un soprano léger, est transposé pour un baryton (voilà pour la musique), celui-ci incarnant un « Guide » sous des habits d’employé des pompes funèbres (voilà pour le livret). L’introduction d’un final tragique n’est pas non plus la moindre des libertés. Il y a donc de quoi hausser le sourcil.
En revanche, on est davantage surpris des cris d’orfraie des amateurs d’approches modernes. Raconter autre chose que le livret, voilà qui n’a jamais gêné ni Marthaler (avec une Traviata chez Edith Piaf), ni Carsen (avec un Tannhauser artiste peintre). Actualiser une œuvre à l’époque contemporaine, ce fut longtemps un des petits plaisirs mozartiens de Sellars. Neuenfels ne s’est pas embarrassé de scrupules musicologiques en optant pour le « vocaliste » David Moss dans le rôle du Prince Orlofsky. Quant à Bondy, il n’a pas hésité à altérer le lieto fine d’Idomeneo.
Mais c’était oublier que, pour certains tenants de la modernité, c’est l’artiste qui fait l’œuvre et pas l’œuvre qui fait l’artiste : un urinoir signé Duchamp, c’est un monument de l’art moderne ; un tableau bleu sur fond bleu (mais quel bleu !), c’est tout le génie de Klein. En revanche, le « Combat de nègres dans un tunnel », uniformément noir, n’est qu’une imposture de Paul Bilhaud. Le produit compte moins que l’étiquette. Et en plus, chez nous, l’étiquette, c’est pour la vie ! Margherita Walmann (avec une Force du Destin transposée sous la guerre civile espagnole), Pierre Jourdan (avec un Noé totalement déjanté) ont donné l’exemple de metteurs en scène classiques ayant cherché à se renouveler, sans pour autant séduire le parti adverse. Chacun chez soi.
Qu’importe alors que David Alagna ait spectaculairement évolué depuis son très classique Amico Fritz monégasque et qu’il nous offre une vision imaginative et cohérente, d’une irrésistible force esthétique : le frère du « Chanteur de Mexico » ne saurait avoir une quelconque valeur.
Difficile, dans ces conditions, de prétendre à l’objectivité. Personnellement, j’ai été séduit par la cohérence et la beauté du projet, mais moins par l’originalité de la déconstruction : quand David Alagna explique que le lieto fine original est une concession au goût de l’époque, est-il pleinement conscient que sa vision d’une noirceur absolue est aussi et d’abord une concession à la notre ? Le travail de David Alagna gagnerait à s’approfondir, mais lui en donnera-t-on l’occasion ?
Musicalement, on ressent la même impression mitigée. On retrouve avec plaisir le timbre unique de Roberto Alagna, sa diction et son phrasé exemplaire. On regrettera néanmoins un chant un peu uniformément forte (c’est du moins l’impression que donne la captation) et quelques soucis de justesse. Théâtralement, le personnage est juste, sans excès, et sincère. Mais il est difficile (en ce qui me concerne du moins) d’adhérer complètement à cet Orphée particulièrement viril, sans faire abstraction de quasiment tous les chanteurs qui l’ont précédé dans le rôle.
On retrouve les mêmes qualités et les mêmes défauts chez Marc Barrard : diction, sobriété, mais aussi quelques écarts de justesse.
Serena Gamberoni a une très belle voix, très pure. Mais pour un rôle aussi court, on aurait aimé davantage de travail sur la prononciation, particulièrement peu soignée. Les Chœurs du Teatro Communale sont remarquables, malgré un léger accent italien. L’orchestre est superbement dirigé par Gianpaolo Bisanti qui imprime une vraie dynamique à l’ensemble du plateau.
Au global, une interprétation qui rebutera sans doute les puristes, mais qui pourra séduire un public plus large attiré par le nom de Roberto Alagna.
Placido Carrerotti