Les livres d’histoire de la musique classent Puccini parmi les compositeurs « véristes », tandis que les dictionnaires définissent le vérisme comme une « école littéraire et artistique italienne axée sur la représentation de la réalité quotidienne et des problèmes sociaux ». Est-il donc pertinent de ranger dans cette catégorie un compositeur qui s’attachera toujours à la dimension féérique et onirique des environnements choisis pour ses livrets? Le Paris de bohème, le Far West et la ruée vers l’or, le Japon des geishas voire même l’auréole doucement révolutionnaire de Tosca… Autant d’univers où le réalisme nous semble plus évoqué que revendiqué. A vrai dire, chaque cadre choisit par le compositeur lui sert avant tout de prétexte musical : le deuxième acte de La Bohème est un feu d’artifices d’interjections musicales, Butterfly est une étude d’orchestration de la miniatureet Turandot se veut un prétexte de la modernité. En effet, évoquer la Chine des mandarins, des dragons et des princesses sanguinaires, c’est se permettre des audaces orchestrales et harmoniques dépassant largement le cadre de la chinoiserie habituelle. Cette modernité, Riccardo Chailly l’a bien comprise, et c’est en conséquence qu’il propose pour cette production de 2015 à la Scala la version du compositeur Luciano Berio. Celle-ci a le mérite d’éviter l’écueil du « puccinisme raté » de Franco Alfano, proposant une esthétique délibérément moderne et faisant ainsi basculer tout l’opéra dans l’avant-garde musicale de l’époque.
Moins audacieuse, la mise en scène de Nikolaus Lehnhoff apporte pourtant son lot de belles propositions. Les costumes très travaillés évoquent ainsi cette Chine du bizarre et compensent quelque peu le décor monumental et assez ordinaire. La direction d’acteur est elle aussi appliquée, surtout dans les scènes de Ping, Pang et Pong, ou dans la partie « Berio » du troisième acte, révélant ainsi habilement le millefeuille psychologique des personnages.
Malgré quelques déceptions, le plateau est toujours à la hauteur de ce que l’on peut attendre de l’institution milanaise. Gianluca Breda propose un Mandarin trop monolithique, à la voix puissante mais sans brillance. Empereur séculaire et pourtant étonnamment en forme, Carlo Bosi est un Altoum chantant mais solennel, à la présence écrasante (davantage due au costume monumental qu’à la réelle performance scénique). Le trio des ministres est plus mitigé. Si le Ping du baryton Angelo Veccia domine pendant tout l’opéra par son caractère, la performance de Pang et Pong – respectivement Roberto Covatta et Blagoj Nacoski – est moins impressionnante, les sons paraissants souvent maigrelets au milieu de ce volcan sonore qu’est l’orchestration de Turandot. Heureusement, les trois chanteurs interagissent bien sur scène et font oublier les détails vocaux perfectibles. Alexander Tsymbalyuk brosse un portrait honnête de Timur. La tessiture ne souffre pas de difficultés particulières et le texte nous parvient sans problème. La direction d’acteur du personnage aurait pu être plus complexe, mais cela n’est probablement pas imputable au chanteur.
Apprécier Maria Agresta en Liù est une question de goût. La technique vocale ne fait aucun défaut (surtout pas dans l’aigu piano, la fin de « Signore, ascolta » n’ayant jamais donné l’impression d’être aussi facile). Mais cette voix pourrait paraître à certains trop riche, trop généreuse pour la pauvre esclave amoureuse du prince, personnage que la chanteuse incarne par un jeu de scène sobre, mais efficace et poignant. C’est de ce côté que la performance d’Aleksandrs Antonenko pèche. Il faut au moins deux actes pour que le chanteur fasse preuve d’un jeu plus en phase avec le tempérament ardent de Calaf. Fort d’une soufflerie à toute épreuve et d’une voix de métal, il n’éprouve en revanche aucun mal à passer au-dessus de l’orchestre, même si les consonnes et couleurs de voyelles se perdent au passage. Quant à Nina Stemme, elle n’en finit pas de nous étonner. Avec cette prise de rôle qui, à l’époque de l’enregistrement, était encore toute récente, elle résout la quadrature du cercle, prouvant que l’on peut remplir une salle comme la Scala, tout en évitant de se réfugier dans le cri et le hululement à partir du forte aigu. On la sent encore en peine au début de « In questa reggia », mais le reste de la performance est stupéfiant.
Nous évoquions de la direction de Chailly sa volonté de souligner les traits modernistes de la partition. En résulte une œuvre dont l’impressionnisme brûlant nous frappe une fois de plus. Pourtant, l’enregistrement trahit l’enthousiasme du chef : les cuivres et percussions dominent souvent, couvrant le reste de l’orchestre d’une pâte sonore assez impénétrable.
Retenons avant tout de cette Turandot la poésie de la mise en scène, la touche contemporaine de la direction et l’accomplissement de la carrière de Nina Stemme, qui l’emporte sans conteste auprès du public de la Scala.