The Turn of the Screw est certainement un opéra de failles et de fissures, une œuvre où le réel se dilate et où le sens se dérobe irrémédiablement. Une fois la brèche ouverte, la structure largement binaire du monde peut-être réinterrogée. Les oppositions rassurantes et cadrantes volent en éclat au profit d’une ambiguïté qui, dans l’œuvre de Britten, se traduit paradoxalement par une remarquable maîtrise de la structure. Le bien et le mal, le réel et l’irréel, le vrai et le faux, les vivants et les morts, les adultes et les enfants, le présent et le passé, l’ici et l’ailleurs, le sujet et l’altérité… ne tiennent plus en place. Seule demeure la certitude d’être immergé dans un milieu qui nous échappe de plus en plus :
« Perdue dans mon labyrinthe, je ne vois plus la vérité,
mais seulement les murs brumeux du mal qui se referment sur moi.
Oh ! Innocence, tu m’as corrompue, vers quoi me tournerai-je ?
J’ignore tout du mal et pourtant je le crains,
je le sens, pire, je l’imagine.
Perdue dans mon labyrinthe, vers quoi me tournerai-je ? » (la Gouvernante, Acte II, scène I)
L’œuvre comporte seize scènes entrecoupées de variations autour d’un motif simple, le thème de l’écrou qui, au fil de l’opéra ne cesse de se resserrer. L’écriture de Britten offre à cet égard une magnifique lisibilité dramaturgique : livret et partition forment une réelle unité. Outre le recours aux variations qui, d’emblée, guident l’auditeur dans la progression du drame, le choix des voix et leur traitement par le compositeur ajoute encore à l’ambiguïté constitutive de l’œuvre. Dans le livret qui accompagne le disque, Klaus Bertisch relève très pertinemment que « le fait que Britten ait d’emblée attribué à plusieurs de ses personnages le même type de voix ne peut […] pas être le fruit du hasard ; au contraire, cela porte la confusion à son comble. Ainsi, dans de nombreux passages, les lignes de chant de la Gouvernante sont interchangeables avec celles de Miss Jessel ou même de Flora, la fillette qui lui a été confiée. Il en va de même pour les rôles de Peter Quint et du Narrateur du Prologue ». On ne sait vraiment, en dernière instance, où s’arrête la personnalité des protagonistes ; on ne sait si les fantômes existent indépendamment des vivants (est-on vivant s’il n’y a pas de morts ?) ou si ce sont ces derniers qui les font exister, on ne sait si les enfants existent indépendamment de leur rapport aux adultes (est-on adulte s’il n’y a pas d’enfants ?)… Ainsi, à la toute fin de l’œuvre, lorsque la Gouvernante et Quint s’adressent en même temps à Miles, on peut légitimement se demander si Quint et la Gouvernante sont une seule personne à la personnalité double, si Quint est en réalité présent dans le seul esprit de Miles ou si, dans une lecture plus littérale, il y a réellement trois protagonistes :
« Ah ! Miles, vous êtes sauvé, maintenant tout ira bien.
Ensemble, nous l’avons détruit »
« Ah ! Miles, nous avons échoué.
Maintenant, je dois partir. Adieu !
Adieu, Miles, adieu ! » (La Gouvernante et Quint, Acte II, scène VIII)
L’enregistrement proposé par Alpha Classics sous la direction de Ben Glassberg offre une interprétation minutieuse d’une partition qui, il est vrai, comprend des indications très précises. La succession des variations permet d’assigner à chaque moment dramatique une identité sonore particulière. La première exposition du thème offre une rapide synthèse de l’œuvre en un crescendo inquiétant qui annonce l’arrivée de la Gouvernante à Bly. La troisième variation qui précède la première apparition de Quint au-dessus de la tour se veut douce et champêtre avant de très vite se faire un peu plus nerveuse : on sait qu’à ce stade le mal est encore loin. Reste qu’il est déjà présent. La douzième variation, lors de laquelle Quint enjoint à Miles de voler la lettre préparée par la Gouvernante est inquiète, nerveuse et haletante. Ben Glassberg et le La Monnaie Chamber Orchestra parviennent à donner à chaque unité dramatique sa couleur propre – rendant ainsi pleinement justice aux intentions du compositeur. Si la partition ne laisse que peu de marge de manœuvre à l’interprète, le travail sur le son – la couleur, les respirations, la direction, l’intensité des vibratos ou des pizzicati… – est remarquable, de même que l’accompagnement des chanteurs dont le phrasé et les appuis sont irréprochables.
L’ouverture du prologue est solennelle, chaque note est minutieusement posée, ce qui, à la première écoute, surprend tant le contraste avec d’autres versions de référence est important. Ce choix apporte toutefois une belle stabilité que le narrateur perturbera dès la première mesure de son intervention. Ce balancement parfaitement maîtrisé entre stabilité rythmique et liberté du phrasé contient déjà l’essence de cet opéra : sur le fond stable de la certitude, quelque chose se dérobe toujours (Wittgenstein l’aurait-il nié ?). Ed Lyon offre un timbre clair, une interprétation sans emphase et un accent délicieux, évidemment parfaitement approprié. Les consonnes sont adroitement soulignées, apportant ainsi une structure et une direction sûre à chaque phrase.
Carole Wilson est une Mrs Grose aux médiums et aux graves généreux. Le registre supérieur, malheureusement abondement sollicité par la partition, est toutefois plus fermé et tendu. Il n’empêche que son interprétation est d’une grande intelligence musicale. La Gouvernante de Sally Matthews est parfaite à tous points de vue. Le timbre est chaleureux, la voix est ample dans tous les registres, l’interprétation est juste. Elle rend la psychologie très complexe du personnage parfaitement transparente au disque, sans jamais sombrer dans l’excès ou le pathétique. Julian Hubbard et Giselle Allen campent respectivement un Peter Quint et une Miss Jessel sombres et inquiétants. Ils rendent parfaitement justice à la partition qui fait reposer une large part de la montée en intensité de l’œuvre sur eux, notamment à la fin du premier acte où ils trouvent un magnifique équilibre entre virtuosité vocale et théâtrale.
Les rôles de Miles et Flora sont interprétés par deux jeunes chanteurs issus de la Cantus Juvenum Karlsruhe. On ne doute pas que la longue tradition des chœurs de jeunes garçons au Royaume-Uni ait déterminé Britten à confier le rôle de Miles à un enfant plutôt qu’à une soprano. On ne peut que s’en réjouir, tant il est rare d’apprécier ces timbres si particuliers à l’opéra. D’emblée, il importe de souligner la grande maturité et la musicalité naturelle des jeunes chanteurs – en particulier dans une partition d’une telle complexité. Thomas Heinen (né en 2007) est un Miles touchant et sensible. La fragilité inhérente à ce type de voix sert ici pleinement l’intrigue et le chanteur assume remarquablement un rôle musicalement exigeant. Katharina Bierweiler (née en 2004) campe, quant à elle, une Flora sûre d’elle et vocalement mûre. La souplesse de la voix et la chaleur du timbre laissent augurer le meilleur pour la jeune chanteuse.
Si l’on regrette de ne pas avoir vu la production autrement qu’en streaming live (COVID toujours), cet enregistrement constitue certainement une belle consolation où chaque moment musical est à la fois un lieu théâtral.
« J’ignore tout de ces choses. Ce lieu ombragé
est-il le monde du mal, où des choses indicibles peuvent arriver ? » (La Gouvernante, Acte I, scène V)