Confrontée à l’horreur du camp de Ravensbrück, Germaine Tillion conçut en 1944 une sorte d’opérette, Le Verfügbar aux enfers, qui fut notamment présentée au Châtelet en 2007. Egalement enfermée à Ravensbrück ainsi qu’à Auschwitz, la résistante polonaise Zofia Posmysz (née en 1923 et toujours de ce monde) attendit 1959 pour rédiger une dramatique radiophonique, La Passagère de la cabine 45, qu’elle adapta peu après pour la télévision, puis pour le cinéma. Elle en tira aussi un roman, paru en 1962, La Passagère. Et en 1968, le Bolchoï aurait dû présenter Passajirka, le premier opéra de Mieczysław (ou Moïse Samuelovitch) Weinberg, né à Varsovie en 1919, dont l’histoire est un condensé de toutes les horreurs de la barbarie nazie et de la dictature stalinienne. Après cette annulation de dernière minute, Weinberg n’en continua pas moins à écrire des opéras, rarement montés de son vivant, comme Le Portrait d’après Gogol (1980, présenté à Nancy en 2011) et L’Idiot, d’après Dostoïevski (1985, créé à Mannheim en 2013). Dix ans après sa mort en 1996, La Passagère fut créé lors d’un concert semi-scénique à Moscou, et c’est seulement en 2010, à Bregenz, qu’il connut sa première scénique mais, curieusement, dans un mélange de langues variées. Autrement dit, la première scénique russe de la version originale en russe n’a eu lieu qu’en 2016, à Iekaterinbourg, dans un spectacle aujourd’hui diffusé en DVD.
La Passagère a ceci de commun avec Dialogues des carmélites que l’aspect global du spectacle est imposé par le livret : sauf à s’appeler Dmitri Tcherniakov, difficile d’habiller les religieuses autrement qu’en religieuses, et difficile d’habiller les détenues d’Auschwitz autrement qu’en détenues d’Auschwitz. L’action est partagée entre les scènes se déroulant pendant la guerre, dans le camp, et celles qui ont lieu plusieurs années après, à bord d’un paquebot : on se sentirait scandaleusement frivole en trouvant le navire moins joli à Iekaterinbourg qu’à Bregenz, et l’essentiel se situe véritablement ailleurs que dans les décors et les costumes. On passe rapidement d’un lieu à l’autre, comme le veut le livret, et la direction d’acteurs est efficace, sans histrionisme.
La musique de Weinberg se situe quelque part entre Chostakovitch, son mentor (en particulier pour la « valse du commandant »), Prokofiev et Britten, et Oliver von Dohnányi en fait ressortir toute la force à travers cette modernité tempérée. Sur le plateau, l’œuvre est servie par de belles et opulentes voix slaves, en particulier par des voix féminines aux graves impressionnants. Natalia Karlova a la générosité nécessaire à camper Marta, « la Madone du camp », comme elle est surnommée ironiquement par les gardiens. Nadejda Babintseva est aussi convaincante en femme rattrapée par son passé qu’en Aufseherin ayant conservé une part d’humanité. Les rôles masculins sont un peu moins lourds, qu’il s’agisse du ténor Vladimir Tcheberyak ou du baryton Dmitri Starodoubov. A côté des quatre personnages principaux s’affaire toute une équipe de rôles secondaires, à commencer par Katia, qui a supplanté Marta dans le cœur de son ancien fiancé Tadeusz, ici interprétée avec beaucoup de sensibilité par Olga Tenyakova. On remarque aussi les interventions de Natalia Mokeeva dans le rôle d’Yvette, prisonnière française au timbre argentin.