Pour les 75 ans du ténor espagnol, Warner offre une compilation de belle taille mais très classique dans sa facture : un disque italien, un disque français, un disque allemand, complété par de l’opérette et de la chanson populaire. Tout a été écrit sur l’art de Placido Domingo depuis 50 ans qu’il arpente les scènes du monde entier, après avoir débuté dans la troupe de l’opéra de Tel Aviv : sa vaillance, son contrôle du volume, son investissement dramatique, sa versatilité, qui l’a lancé à l’assaut des rôles wagnériens et même russes… Tout est vrai, et on se gardera d’ajouter à la liste des adjectifs dithyrambiques, qui n’apporteront rien de plus à la gloire d’un artiste d’ores et déjà entré dans l’histoire du chant.
Qu’il nous soit juste permis de souligner un trait de la personnalité de Domingo, qui nous paraît l’emporter sur tous les autres : sa musicalité. On entend par là sa capacité à habiter chaque phrase avec un naturel qui donne l’impression que le rôle a été écrit pour lui, et qui rend obsolète toutes les autres interprétations. Nombre de mélomanes qui ont grandi avec ces disques comprendront à quoi nous faisons allusion : ce sentiment d’incongruité ressenti lorsqu’on entend un autre ténor s’attaquer à un rôle chanté par Domingo. Il a en quelque sorte fixé un canon, dont il est difficile de s’éloigner par après, tant il s’est incrusté dans l’oreille et le cœur du mélomane. Telle musique ne peut être chantée que comme ça, preuve d’un accomplissement artistique suprême. C’est vrai dans tous les répertoires abordés, jusques et y compris chez Mozart. De doctes savants pourront expliquer que la voix est étrangère à cet univers stylistique, qu’elle a trop de poids ou une intensité trop romantique, aucun argument ne tient face à Idoménée chanté avec autant de conviction.
Face à un chanteur d’un tel poids, difficiles pour les partenaires d’exister. Nombre d’intégrales d’opéra de Domingo pêchent par un certain déséquilibre. Le coffret l’illustre : dans Otello, Katia Ricciarelli n’est qu’une ombre, presque inaudible par moment, face au lion maure qui rugit de toutes ses tripes. Dans Carmen, c’est encore pire : la Micaëla de Faith Esham grince comme une porte mal huilée, et Julia Migenes cherche à compenser son manque de moyens vocaux par un expressionisme qui a bien mal vieilli. Seule Deborah Voigt, dans les extraits de Tristan und Isolde, parvient à donner une réplique qui soit à la hauteur de son partenaire, en termes de couleur, de poids et de chair vocale.
Le coffret est également intéressant en ce qu’il permet de retracer les efforts de Domingo pour dompter un matériau au départ rebelle. Sa conquête progressive de l’aigu est un bel exemple : ayant commencé comme baryton, le haut de la tessiture n’a jamais été son point fort. Sa volonté et un travail d’Hercule ont repoussé les limites de son chant. La comparaison entre le Ballo in maschera enregistré avec Riccardo Muti en 1975 et La Forza del destino, avec le même chef 10 ans plus tard, est révélatrice : la quinte aigüe se déploie avec plus de liberté, le legato est encore meilleur, l’aisance est totale. Idem pour la prononciation allemande : encore très exotique dans les extraits de Lehar, elle se fluidifie dans le Fidelio de 1999, pour atteindre à un niveau quasi idiomatique avec le Siegfried des années 2000.
Voilà donc le mélomane mis en face d’un témoignage majeur de l’art lyrique de ces 50 dernières années. Malgré le risque de doublon pour ceux qui ont déjà une discothèque bien étoffée, ce triple CD s’impose comme un indispensable, à méditer par les générations futures.