Farinelli ne cesse de faire rêver : déjà érigé en légende de son vivant, l’un des plus grands chanteurs de tous les temps fascine le grand public depuis la renaissance du belcanto baroque. Le film de Gérard Corbiau, glorieux fatras esthético-historique de 1994, a au moins eu le mérite d’enflammer une curiosité inextinguible pour les castrats et leur répertoire, en grande partie grâce à la bande son dirigée par Rousset. Pourtant, le bricolage vocal de l’Ircam sonne aujourd’hui plus intrigant que convaincant, à l’instar des tentatives de la pionnière Nella Anfuso ou du sopraniste Aris Christofellis dans les années 1980. Heureusement, d’autres sont venu·e·s prouver qu’il est possible de reprendre brillamment les partitions de Farinelli, ouvrant la voie à une exploration qui s’est accélérée ces dix dernières années (voir discographie sur quellusignolo.fr). Ann Hallenberg a déjà apporté sa pierre à l’édifice lors d’une mémorable série de concerts et avec l’Adriano in Siria de Veracini. Aujourd’hui au faîte de ses moyens, la Suédoise revient à Farinelli avec un projet dont la rigueur scientifique et l’ambition font écho à l’album Marchesi déjà signé avec Stefano Aresi.
En 1753, une trentaine d’années après ses débuts et désormais installé au plus près des souverains d’Espagne, Farinelli a bien conscience de son statut. C’est sciemment qu’il fait œuvre documentaire en envoyant à l’impératrice de Vienne un luxueux cahier de six airs représentatifs de son art, écrits pour lui dans les années 1730 ou empruntés au répertoire madrilène récent. Les airs anciens sont très largement adaptés, et le castrat y note parfois in extenso des embellissements de la ligne vocale ainsi que de longues cadences, précieux témoins de ses capacités et de son style. Pourtant, si ce programme n’a guère été interprété tel quel, c’est parce que plusieurs airs constituent un véritable Everest vocal, surtout ceux écrits pour Farinelli lui-même. Une interprétation laborieuse a tôt fait de transformer en tunnel ces pages inégales qu’il faut animer pendant plus de dix minutes, hubris portée au disque dès 1987 par Nella Anfuso, suivie de sopranistes se rêvant nouveaux Farinelli (Angelo Manzotti : Il Quaderno dell’imperatrice, 2008 ; Jörg Waschinski : Farinelli the Composer, 2011).
Pour la première fois, on retrouve ici l’intégralité de la sélection de Farinelli, chantée avec quasiment toutes les variations notées. Les six extraits ne sont pas présentés dans l’ordre original, mais très judicieusement agencés pour varier le ton. Dans son introduction, Stefano Aresi revendique une remise à plat scientifique, compte tenu de la circulation de nombreuses données infondées, concernant notamment l’attribution de ces compositions à Farinelli lui-même – la paternité des airs n’est pas précisée dans le cahier. Le chant est largement conforme aux pratiques actuelles, avec un soin notable accordé au trille et quelques audaces dans les attaques (par exemple cercar della nota) qui apportent de la vivacité à la ligne.
C’est le cas dès les premières notes du fameux « Son qual nave », attaqué par en dessous. La version des années 1730, souvent attribuée à Riccardo Broschi, ressemble à une promenade de santé comparée à celle de 1753, enrichie de cors, d’une nouvelle ritournelle et de coloratures dopées. Cette page aux dimensions dantesques perd en force expressive mais ne manque pas d’exalter, avec de nombreux passages dans l’extrême grave (jusqu’au mi) et des vocalises étendues sur dix, douze… et même vingt-trois mesures (trente avec la cadence proposée ! ). Changement d’ambiance bienvenu dans « Vuoi per sempre abbandonarmi ? » de Latilla, pathétique aria parlante où quelques mélismes contrastent avec la force déclamatoire et la tension générale de la mélodie, dans une tessiture plus aiguë. Nouveau changement de ton avec la scène de La Festa cinese de Conforto, aimable badinerie pastorale dont Hallenberg rend la dimension parodique. Tube du répertoire du castrat, « Quell’usignolo » de Giacomelli est en effet le joyau de la sélection. L’interprétation de Hallenberg et Aresi se hisse sans peine sur les mêmes sommets que Genaux et Jacobs, animant superbement cette interminable suite de fioritures. Les longues cadences du castrat et les propres points d’orgue de la mezzo sont un modèle de colorature, en ceci qu’ils colorent la ligne d’efflorescences évocatrices et poétiques. Nettement en deçà du reste et plutôt disparate est l’air de l’Armida placata de Mele, simple témoin du répertoire d’opéra de la cour. Avec son beau violoncelle soliste, la scène pathétique de Sabrina clôt le récital sur une note beaucoup plus séduisante.
Hallenberg se montre plus souveraine encore qu’en 2011 avec Rousset, où le programme était toutefois musicalement supérieur. Tout est au rendez-vous : verbe haut, force déclamatoire, souffle infini, impact sur tout l’ambitus – en particulier un grave étoffé –, roulades déferlantes ou fine dentelle, divisions diaboliques… Cet arsenal n’est pas un vain étalage de virtuosité mais sert une large palette d’affects. Stefano Aresi et Stile galante, dont l’effectif réduit est conforme aux usages des concerts du castrat, accompagnent idéalement la diva, avec le même soin de faire de chaque aria un petit tableau musical et dramatique contrasté.
Le panache de l’interprétation et l’intérêt du projet rendront ce disque indispensable à beaucoup, quitte à le déguster par petites doses pour digérer tant de luxuriance. Alors que le récital hommage à Farinelli de Bartoli est annoncé pour novembre, on peut d’ores et déjà annoncer qu’Ann Hallenberg n’aura pas à rougir de la comparaison.