Si elle chante aussi bien Jean-Sébastien Bach que Benjamin Britten, Karina Gauvin est surtout connue (et reconnue) pour ses incursions dans le répertoire baroque. En témoigne ce disque consacré à Haendel, dont la sortie – heureux hasard ? – coïncide avec le 250e anniversaire de la mort du compositeur.
Le programme – des grandes scènes d’oratorio – a le mérite de l’originalité, n’était l’inusable « Lascia chi’o pianga » dont on peut se demander ce qu’il fait là étant dans l’histoire le seul extrait d’un opéra (Rinaldo). En fait, il fut écrit pour Il trionfo del Tempo, le premier oratorio de Haendel que le compositeur révisera à la fin de sa vie en excluant précisément cet air parce qu’il le trouvait trop populaire.
Plus incongrue et pour le coup vraiment injustifiée, la présence en plage 14 de l’allegro d’un des Concerti Grossi. Au chapitre des bizarreries dispensables, on relève aussi quelques titres dévolus à des interprètes masculins (c’est la tendance, Rolando Villazon dans son récent récital Haendel a pioché lui dans le répertoire féminin) : la scène de Jephté sur le point d’immoler sa fille, « Waft her, angels, through the skies », et le « Where’re you walk » que chante Jupiter amoureux à Sémélé et qui, dans ces conditions, perd de son intérêt, le timbre de ténor donnant aux vocalises qui l’agrémentent une signification autrement sensuelle.
Egalement, dans la liste des choses qui fâchent, les partis-pris de mesure d’Alexander Weimann qui, sous couvert du nom de l’ensemble Tempo Rubato (temps volé), plombent une bonne partie de l’enregistrement. 5’29 pour un « Lascia chi’o pianga » amorphe, c’est respectivement 30 secondes et 1 minute de plus que Magdalena Kozena et Renée Fleming dans leur récital Haendel. « Hence, iris, Hence away », fouetté mollement, s’étale sur 3’51 contre 3’28 quand il est interprété avec une autre pêche par Marylin Horne dans la version studio de John Nelson.
Outre les tempi alanguis, le flottement encore plus dommageable qui baigne d’une eau tiède chacune des scènes et plonge l’auditeur dans une torpeur émolliente. Ce climat convient à « O sleep », l’air de Sémélé tirée langoureusement de ses rêves, beaucoup moins à l’exultation de « Rejoice greatly » ou aux exhortations de Iole dans Hercules. A déplorer aussi le son diffus qui enveloppe les instruments et unifie les teintes. Les ors de « Let the bright Seraphim » en deviennent fanés et la mélancolie de « Will the sun forget to streak » tristement éteinte. A un tel régime, il arrive ce qui devait arriver : étirés, privés de squelette, enrobés dans un coton sonore qui en estompe les contours, toutes les plages finissent par se ressembler.
Que reste-t-il alors pour se consoler ? La voix de Karina Gauvin : son timbre toujours aussi magique dont on admire à la fois le fruit, l’ampleur, le velours et la plénitude ; la technique accomplie : le port de reine, la ligne somptueuse, la vocalisation rapide mais précise ; tout ce qui rend ce chant précieux mais qui dans un tel contexte semble vain. Privé de ressort dramatique, l’art de la soprano canadienne vire à l’exercice de style : narcissique, gratuit, inutile presque. Pour en goûter la saveur unique, mieux vaut en ces temps de célébrations haendéliennes se rabattre sur Ezio et Alcina, deux intégrales récentes où, dans les rôles de Fulvia et Morgana, la soprano canadienne figure en bonne place et sous un jour plus favorable.
Christophe Rizoud