Les productions données au Teatro Regio de Parme se caractérisent en général par un traditionalisme de bon aloi, mais cette Force du destin tranche par un relatif radicalisme. De Stefano Poda on connaissait jusqu’ici une invraisemblable Thaïs à Turin en 2008 (DVD Arthaus), transformée en suite de défilés hiératiques, avec accumulation de figurants dénudés et notamment un décor composés de moulages d’oreilles, de bouches et de fesses. Curieusement, la méthode qui avait totalement dénaturé Massenet marche plutôt bien pour Verdi : cela tient peut-être à l’œuvre, elle-même un peu décousue et rocambolesque, ou à notre regard qui s’habitue, à moins que Poda ne se soit assagi. Cet artiste complet, qui assure tout l’aspect visuel de ses spectacles, a évidemment ses tics, qui rendent incompréhensibles les scènes de foule, les deux moments de l’opéra où intervient Preziosilla. Habillée exactement comme Leonora (et comme la suivante de celle-ci) pour sa première intervention, la gitane devient une grande dame qui évolue à pas lents et majestueux au milieu d’une foule de bourgeois en haut-de-forme. La scène où elle chante son « Rataplan » est tout aussi abstraite, inutile de chercher à en identifier les protagonistes. Mais en dehors de ces deux moments, du reste esthétiquement très réussis, le « Système Poda » fonctionne et offre de magnifiques images, notamment dans la représentation extrêmement stylisée des scènes de guerre, mimées de manière très impressionnante par les danseurs-figurants et parfois par les choristes. Le décor, composé de deux immenses panneaux mobiles à l’intérieur d’une vaste salle d’aspect minéral, révèle de beaux effets, formant par instants une grande croix lumineuse. La proposition de Stefano Poda s’avère en fait assez efficace sur le plan théâtral, elle empêche les chanteurs de basculer dans la grandiloquence et le ridicule, et elle est en permanence flatteuse pour l’œil.
Bien sûr, les aspects comiques de la partition risquent fort de passer inaperçus. Carlo Lepore est pourtant un excellent Melitone, dotée d’une riche voix de basse, et l’on a souvent eu l’occasion de souligner les immenses mérites de ce chanteur dans les rôles bouffe, de Pergolèse à Rossini. Pour s’imposer à ses côtés, le Padre Guardiano de Roberto Scandiuzzi doit davantage compter sur l’humanité paternelle du ton que sur les pures ressources vocales, le temps de sa splendeur appartenant désormais au passé. La Preziosilla de Mariana Pentcheva a l’aigu strident, apparemment aussi pénible pour elle que pour nous ; heureusement, elle n’en a pas trop à lancer, et le reste de sa prestation est tout à fait satisfaisant, la production lui interdisant par ailleurs toute vulgarité dans l’allure. En Carlo, Vladimir Stoyanov efface le mauvais souvenir de son Germont, et confirme ses très réels dons de baryton verdien, dont le public parisien a pu juger dans cette même œuvre en novembre 2011. Désormais débarrassé d’une surcharge pondérale qui handicapait autrefois ses incarnations, Aquiles Machado est un bien bel Alvaro (dont il partage les origines sud-américaines), doté de toute la vaillance nécessaire sans que cela exclue le raffinement. Peut-être plus inattendue, Dmitra Theodossiou trouve avec Leonora un rôle adapté à ses moyens actuels : en dehors de Norma, son répertoire se compose à présent exclusivement des rôles verdiens les plus exigeants, Abigaille ou Amelia. Si l’on ajoute que l’orchestre est dirigé de main de maître par le très chevronné Gianluigi Gelmetti, il apparaît que cette Force du destin présente beaucoup d’attraits, à condition bien sûr de ne pas être résolument réfractaire au « Système P ».