Certainement l’œuvre de Stravinski dont la gestation fut la plus longue, Les Noces (« Scènes chorégraphiques russes avec chant et musique » sic.) sont écrites entre 1914 et 1917, c’est-à-dire contemporaines du Sacre du printemps, de la même veine. Mais l’instrumentation ultime ne fut achevée qu’en 1923, après Renard. Suite à une première tentative, avortée, pour une formation gigantesque, le compositeur orchestra les deux premiers tableaux pour deux cymbalums, un harmonium, un pianola et nombre de percussions métalliques. La difficulté à synchroniser le pianola – auquel il tenait tout particulièrement – le fit renoncer à achever son projet pour y substituer la version à quatre pianos que nous connaissons (*).
Le présent CD fait suite à une réalisation de la chorégraphe Dominique Brun pour un spectacle autour de la sœur de Nijinsky (première chorégraphe des Noces et du Boléro) donné en 2021 au Théâtre national de Chaillot. Pour ce faire, Mathieu Romano a choisi la version originale de 1919 des Noces (les deux derniers tableaux orchestrés par Theo Verbay) qui a été jumelée au Boléro de Ravel, arrangé pour la même formation par Robin Melchior (**).
Les passionnés et les plus curieux reliront avec bonheur les pages que Boucourechliev consacre à l’ouvrage. Son analyse demeure la plus riche, la plus pertinente. Contentons-nous de rappeler que Svadebka, le titre russe, correspond à un « petit » mariage traditionnel, « paysan ». Si le texte se fonde sur un collage par Stravinski de restitutions de collectage (***), la musique relève du folklore imaginaire, en dehors du Ne vesiolaïa, enregistré ici en introduction à l’ouvrage. Aucun caractère, aucune personnalité, seulement des archétypes, solistes et chanteurs du chœur passent d’un rôle à l’autre. Rituels codifiés, invocations, dialogues, lamentations, en des langues dialectales, archaïques, voilà qui déconcerta les auditeurs, comme le jeu des timbres et des couleurs, sur un temps strié, hachuré auquel les accents asymétriques donnent vie. L’ensemble Aedes, à quatre chanteurs par partie (cinq ténors et cinq basses dans Les Noces), comme les instrumentistes des Siècles sont admirables, dès la première note de la magnifique cantilène qui introduit Les Noces jusqu’à l’accord final du Boléro. Même en oubliant le texte et le spectacle qu’il motive on est fasciné par la prodigieuse animation, par la scansion, par les contrastes, par la débauche de couleurs. La construction, la frénésie qui gagne, la force, aussi tellurique que celle du Sacre, ont-elles été mieux illustrées ? Cette version quasi chambriste est à mettre en parallèle avec celle pour quatre pianos, souvent donnée et enregistrée depuis sa création (****). Nul doute qu’elle soit appelée à faire référence, d’autant que c’est une première mondiale. L’authenticité de la production, son éclairage singulier, son énergie, son ascèse, son dépouillement, riches en expression comme en séductions, appellent la découverte.
Ravel tenait Les Noces pour « le chef-d’œuvre » de Stravinski (en 1923). Dans le même esprit, pour la même formation, Robin Melchior a relevé le défi que constitue la restitution du crescendo le plus formidable de l’histoire. Bien sûr, la caisse claire, inexorable, associée au pianola, mais aussi et surtout le recours à toutes les possibilités instrumentales des voix, de l’ouverture à l’articulation et à la projection permettent une transposition que l’on peut qualifier de radicale. L’exercice, abouti, n’est pour autant qu’un nouvel article à la longue liste des arrangements du « tube », curiosité séduisante par la prouesse vocale qui atteint l’ivresse sonore après la modulation attendue.
La riche plaquette bilingue (anglais/français) contient toutes les informations souhaitables, et le texte chanté (translittération du texte russe et sa traduction française). La pochette reproduit judicieusement un buste de femme de Malevitch, en parfait accord avec l’esthétique des Noces.
(*) Ramuz, alors intime de Stravinski, et traducteur en français de l’ouvrage, confirme que la version « définitive » pour quatre pianos ne constituait qu’un pis-aller.
(**) en 1981, Boulez avait révélé les deux premiers tableaux des Noces dans cette version inconnue, mais n’était pas allé au-delà.
(***) Pour écrire son livret, Stravinski se rendit à Kiev pour compléter sa documentation.
(***) Georges Auric, Marcelle Meyer, E.Frament et H. Léon étaient aux claviers, dirigés par Ansermet. La création londonienne (1926, E. Goosens) réunissait Poulenc, Auric, Dudelsky et Bieti aux quatre pianos. Enfin mentionnons son enregistrement par Stravinski (1959), qui avait convoqué de grands compositeurs américains de son temps : Copland, Barber, Foss, Session.