On ne reviendra pas sur les conditions exceptionnelles de cette captation effectuée en décembre 2020, en plein confinement. L’opéra de Zurich proposait un streaming avec des chanteurs sur scène, un orchestre et des choeurs situés ailleurs dans la ville, et une cinquantaine de spectateurs assis dans la salle. Cédric Manuel avait salué l’exploit au moment de la diffusion sur Arte. Succès relayé par de nombreux collègues de la presse musicale, et qui est probablement à l’origine de la présente publication en DVD. Il fallait garder une trace de ce qu’on espérera etre une parenthèse dans la vie lyrique.
Parmi les nombreux auteurs de ce miracle, il faut sans doute saluer en premier le chef : Fabio Luisi mène tout son petit monde à bon port, sans que le moindre décalage ne soit audible. On se souvient d’avoir entendu, dans des conditions normales, tant de représentations verdiennes entachées par des imprécisions de la part de chefs plus ou moins célèbres ; le maestro italien, confronté à des circonstances extraordinairement difficiles, semble faire sien l’adage de Flaubert : «L’art vit de contraintes, et meurt de libertés ». La netteté des attaques, le souffle dramatique, le fini instrumental, tout est parfaitement en place. La rançon de tant de rigueur est une sonorité orchestrale un peu rêche, comme tendue (on imagine le stress parmi les instrumentistes !), loin des recherches alchimiques d’un Claudio Abbado (DG) ou du métal en fusion déployé par Solti pour Decca. La scène du Conseil est à l’image de cette esthétique : ébourrifante de volume et de précision.
Tout aussi à l’aise pour tourner les obstacles et les utiliser comme tremplin, le metteur en scène Andreas Homoki réconciliera pas mal de lyricomanes avec une forme apaisée de modernité. Sa transposition de l’action dans les années 20 et ses décors tournants très sobres ne clarifient pas un livret terriblement emberlificoté (à l’impossible nul n’est tenu). Mais ils aident à se concentrer sur les interactions entre les personnages, analysées de manière fine. Comme dans Il Trovatore, Verdi transfigure une intrigue brouillonne pour en tirer des situations dramatiques intenses, et Homoki se régale à aligner les confrontations entre les différents protagonistes : Simon et Fiesco, Amelia et Simon, Gabriele et Paolo. L’absence des chœurs sur scène, exigée par les regles en vigueur à ce moment, renforce l’intimité d’un drame finalement plus petit format que ce l’on croit. Et l’idée de faire parvenir la clameur du peuple depuis l’extérieur se révèle imparable : une multitude qu’on ne voit pas est encore plus effrayante, parce qu’elle semble innombrable.
Au niveau vocal, les satisfactions sont elles aussi nombreuses. A commencer par Christian Gerhaher. Nous ne partageons pas les réserves exprimées par notre collègue, tout en sachant que ce qui a été vu en streaming et le contenu de ce DVD ne sont peut-être pas identiques. On pourra certes gloser sur l‘italianita absente de ce chant, et on aura quelque part raison. Il n’y a nul soleil dans ce timbre, ce qui ne veut pas dire que la lumière en soit absente. Mais l’universalité du génie verdien signifie que différents types de voix peuvent y trouver leur place, y compris celle d’un distingué Liedersänger, qui sculpte chacune de ses phrases, qui détimbre et décolore quand il le croit nécessaire, qui attache une importance égale au mot et à la ligne. On attend avec impatience ses prochaines incarnations dans le répertoire italien. Christoph Fischesser s’inscrit dans une tradition verdienne plus identifiable, et son Fiesco est aussi somptueux qu’indiscutable.
L’Amelia de Jennifer Rowley n’est peut-etre pas une voix véritablement verdienne, spinto, mais le caractère pulpeux du timbre et l’engagement sur toute la tessiture forcent l’admiration. D’un point de vue strictement vocal, Otar Jorjikia est encore moins orthodoxe que sa bien-aimée, et la justesse est plus d’une fois prise en défaut. Mais comment résister à tant de lyrisme, à cette richesse jetée à pleines mains ? Les duos Amelia/Gabriele au I et au II sont à ranger au rayon des plus grands moments verdiens filmés. Brent Michael Smith et Nicholas Brownlee complètent le plateau de facon très équilibrée, avec un Paolo et un Petro châtiés. Tous ces chanteurs sont excellemment dirigés, et semblent embrasser à fond la conception pourtant audacieuse du metteur en scène.
Se voulant au départ simplement une preuve que l’art lyrique voulait survivre à tout prix, cet enregistrement se révèle finalement un des plus beaux DVD verdiens de notre époque, et une expérience à tenter pour ceux qui critiquent, parfois abusivement, le Regietheater à l’opéra.