Après sa participation remarquée à l’intégrale de La Clemenza di Tito, le jeune contre-ténor roumain Valer Sabadus reste chez Gluck, mais cette fois à la faveur d’un album qui éclaire sa relation amicale avec le castrat Giuseppe Millico (1737-1802). La pyrotechnie vous lasse, vous appréhendez une nouvelle surenchère ? Alors ne tournez surtout pas les talons, car ce sopraniste, compositeur lyrique à ses heures, excellait avant tout dans le style « pathétique et délicat » (Burney). Gluck, d’ailleurs, le jugea digne de succéder au noble Guadagni dans le rôle-titre de l’Orfeo ed Euridice.
Remanié et abrégé, l’opéra devint en 1769 l’un des trois actes des Feste d’Apollo conçues pour célébrer les noces de l’archiduchesse d’Autriche Marie-Amélie, sœur de Marie-Antoinette, avec le duc Ferdinand de Parme, petit-fils de Louis XV. Christophe Rousset avait déjà remonté, en 2006, les deux autres volets de ce triptyque, l’atto d’Aristeo et l’atto di Bauci e Filemone, mais l’atto d’Orfeo nous est livré ici en première mondiale et en plat de résistance, même si ce n’est pas de manière intégrale ni dans l’ordre où les numéros apparaissent dans la partition. La refonte s’accompagne de changements de tonalité qui renforcent le pouvoir émotionnel de la musique, assure Karl Böhmer dans le texte de présentation où il vante également les subtilités de la réorchestration (« Che puro ciel »). Quoique nous ayons pu d’abord soupçonner une certaine complaisance, de bonne guerre au demeurant, force est de reconnaître qu’un numéro tel que « Chiamo il mio ben così », par exemple, a plus de relief en passant en si bémol majeur. La transposition de la partie d’Orphée infléchit l’image du héros, plus juvénile, plus fragile aussi, mais non moins ardent, car Sabadus n’a rien d’un ange placide et possède un tempérament qui ne demande qu’à s’épanouir (« Deh placatevi con me… »). Les forces vives du Chor des Bayerischen Rundfkunks ne sont pas en reste et leur performance aurait mérité une acoustique plus propice que celle de la Himmelfahrtskirche de Münich.
Mezzo ou soprano ? Valer Sabadus penche pour le premier, nous aussi, car la zone de confort semble bien évoluer dans cette tessiture, mais la couleur, la lumière appartiennent plutôt au second ; l’instrument ne se laisse de toute évidence pas enfermer dans les cases trop rigides de la typologie vocale. Il nous confronte aussi plus que jamais à notre subjectivité et, en deçà des intentions, de l’interprétation, au mystère du timbre, intrinsèquement beau, voire émouvant pour les uns alors qu’il indifférera les autres. Comme disait La Bruyère, « il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. » Alors tombons le masque, cessons d’éluder la première personne du bien nommé singulier : hier en Ménélas (Elena), aujourd’hui en Orphée, en Pâris, Sabadus me touche, sa voix, sa sensibilité me parlent.
Des trois ouvrages que Le Cid inspira à Antonio Sacchini, le deuxième, créé au Kings’ Theatre en 1773, devait marquer ses débuts à Londres : ce fut un triomphe et le clou de la saison avec pas moins de vingt-deux représentations. En outre, le succès personnel de Giuseppe Millico en Rodrigue incitera, deux ans plus tard, Paisiello à le distribuer dans sa propre adaptation du chef-d’œuvre de Corneille. Les numéros proposés ici sont inédits. Seule concession du programme à la virtuosité – avec une révision du « Non saprei qual doppia voce » de Scitalce dans la Semiramide riconosciuta de Gluck –, l’allegro con brio « Placa lo sdegno o cara » extrait du Cid évoque le jeune Mozart et rappelle que le contre-ténor découvert par beaucoup dans l’Artaserse de Vinci a de la flexibilité et de l’endurance à revendre. Mais c’est avant tout son intelligence dramatique qui retient notre attention dans l’accompagnato « Ecco, o cara nemica », de même que l’élégance de son cantabile dans l’air d’adieu « Se pietà tu senti al core ». Le délicieux rondo bucolique « Vieni, o caro amato bene » où la musicalité du soliste fait encore merveille attise notre curiosité, mais malheureusement aucune partition complète du Cid ne nous est parvenue.
Pâris fut le seul rôle que Gluck écrivit expressément pour Millico, ses airs les plus célèbres (« Oh, del mio dolce ardor » et « Le belle immagini ») ne pouvaient donc manquer à l’appel. D’autres lectures conserveront peut-être notre préférence, mais la générosité, les accents désarmants de sincérité de Valer Sabadus ne nous laissent pas indemne. Du Chevalier, la Hofkapelle München, placée sous la baguette électrisante d’Alessandro De Marchi, revisite la fameuse Danse des Spectres et des Furies, ainsi qu’un Andante et une chaconne espagnole joliment chaloupée et rehaussée de castagnettes, deux mouvements tirés eux aussi du ballet d’action Don Juan ou le Festin de Pierre.