En 2004, l’Orchestre national de France dirigé par Mikko Franck interprétait l’unique opéra de Rudi Stephan, Die ersten Menschen, créé à titre posthume en 1920 (2 CD Naïve). Si vous ne connaissez pas cette œuvre superbe, vous allez pouvoir découvrir son auteur grâce à l’album courageusement publié par Sony. Bien sûr, les commémorations du centenaire de 14-18 n’y sont sans doute pas pour rien. Comme nous l’avait déjà rappelé à plusieurs reprises le label Hortus, Rudi Stephan, né en 1887, fut l’un de ces compositeurs qui furent fauchés par la Première Guerre mondiale : dans deux disques de mélodies (volume IV et volume XV de la série « Les musiciens et la Grande Guerre »), Marc Mauillon et Anne Le Bozec avaient inclus des compositions de celui qui fut abattu par un soldat russe le 29 septembre 1915, deux semaines après avoir été envoyé au front. Et la musique instrumentale de Stephan figurait en bonne place dans le disque accompagnant le catalogue de l’exposition consacrée par le musée de Meaux aux compositeurs et interprètes durant la Grande Guerre.
Cette fois, c’est l’intégralité de la musique de chambre et des mélodies de Rudi Stephan que propose le coffret Sony. Il faut savoir que le sort s’acharna par deux fois sur le compositeur puisque, non content de l’avoir fait mourir à 28 ans, la fatalité fit ensuite disparaître tous ses manuscrits dans les bombardements de 1945. Et de son vivant, Stephan n’avait livré au public qu’une poignée d’œuvres : quelques pièces instrumentales (ennemi de la musique à programme, il refusait en général tout titre évocateur) et son Liebeszauber pour ténor et orchestre. Après la mort prématurée du compositeur, son ami Karl Holl publia en 1920 un choix d’œuvres, dont deux recueils de Lieder et trois mélodies séparées, . Difficile de savoir ce que Stephan lui-même aurait jugé assez abouti pour affronter la postérité, mais en écoutant sa musique, l’on se dit plus d’une fois que ce jeune homme, sans avoir les audaces des plus avant-gardistes de ses contemporains germaniques, n’en était pas fort conscient de tout ce qui flottait dans l’air du temps.
On trouvera ici l’intégralité des recueils parmi lesquels Marc Mauillon avait opéré une sélection, mais par une voix de femme, celle de Tehila Nini Goldstein. Cette soprano, qui s’était jusqu’ici illustrée dans le répertoire baroque (La Didone de Cavalli dirigée par William Christie, L’olimpiade de Mysliveček à Dijon). La musique post-wagnérienne de Rudi Stephan lui permet de déployer toute l’ampleur d’une voix puissamment dramatique, en particulier dans les Sieben Lieder nach verschiedenen Dichtern. Quant au baryton Hanno Müller-Brachmann, on savourera particulièrement son timbre noir et sa diction mordante dans le magnifique Liebeszauber, sorte de poème symphonique pour voix et orchestre dont la version originale fut perdue, et dont est proposé ici un arrangement pour le même effectif instrumental que la très impressionnante Musique pour sept instruments à cordes qui valut à Stephan d’être salué par la critique en 1912.
Ainsi servies, ces œuvres ne peuvent qu’inspirer des regrets à l’idée de ce que la musique a perdu quand mourut avant l’heure un compositeur aussi doué.