« Vraiment, c’était d’une horrible grandeur », écrit Berlioz à Humbert Ferrand, ami écrivain et avocat, une douzaine de jours après la création de sa Grande messe des morts à Saint-Louis des Invalides, à l’occasion des funérailles du général Damrémont, le 5 décembre 1837. Le compositeur est au comble de la joie et de la fierté d’avoir enfin réussi à présenter une œuvre qui lui avait été commandée presqu’un an plus tôt et que de nombreuses vicissitudes officielles ou officieuses avaient failli remiser. Non seulement il y a réussi, mais le succès public, qui lui importe plus que tout, est cette fois au rendez-vous. Un succès bâti sur la grande émotion ressentie à l’écoute de cette œuvre hors normes, en particulier pour les contemporains, jusque dans ses effectifs, qui n’avaient d’équivalents que dans les grandes cérémonies de la Révolution française. 50 violons, 20 altos, 20 violoncelles, 18 contrebasses, une noria de cuivres et de bois (jusqu’à 12 cors et 8 bassons), 8 paires de timbales, 220 choristes qu’on pouvait à loisir doubler ou tripler (Berlioz en avait initialement prévu plus de 800…)… Pour une telle armada, il fallait une partition à la hauteur.
D’une « horrible grandeur » nous dit donc Berlioz. La plupart des témoignages, au disque, de cette œuvre effectivement monumentale, ont précisément tendance à dessiner une fresque grandiose qui fait ressortir en particulier les effets acoustiques imaginés par le compositeur comme ces cuivres placés aux quatre coins de Saint-Louis des Invalides et les roulements de tonnerre des percussions dans le Tuba mirum. Berlioz voulait un Jugement dernier apocalyptique et beaucoup d’interprétations n’y vont pas par quatre chemins, de même que pour surligner les effets d’écriture dont certains pouvaient dérouter le public de la fin des années 1830 : l’étonnant Lacymosa, par exemple, ne se complait pas dans la déploration : le tonnerre continue d’y gronder comme si la douleur ne parvenait pas à apaiser la colère.
Les 3 et 4 mai 2019, Sir Antonio Pappano dirigeait la Grande messe des morts à la tête de l’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam et du chœur de l’Académie Sainte-Cécile de Rome dont le chef britannique est, rappelons-le, le directeur musical. Cela faisait trente ans que l’œuvre n’avait pas été donnée à Amsterdam et l’occasion de la programmer était donnée à la fois par la célébration du 150e anniversaire de la mort de Berlioz et par la commémoration des victimes de la Seconde guerre mondiale, qui a traditionnellement lieu tous les 4 mai aux Pays-Bas.
À l’écoute des dix étapes, ou pourrait-on dire, des dix stations qui composent ce Requiem, ce n’est pourtant pas au gigantisme solennel qu’appelle certaines d’entre elles – Dies irae et Rex tremendae en tête – que l’on songe, mais bien à un grandiose recueillement. Bien sûr, l’écho du malheur et de la peur traverse l’Introït et le Kyrie. L’orage du Jour de colère et du Jugement dernier avec ses cuivres disposés de part et d’autre de la salle, éclate dans un grondement qui a sans doute fait trembler les murs du Concertgebouw ; mais avec ce qu’il faut de retenue pour ne pas faire oublier qu’il s’agit d’une messe dédiée au repos. Il suffit alors d’écouter, par exemple, le soin apporté au Quaerens me pour saisir combien Pappano cherche à faire ressortir tout ce que cette partition novatrice doit aussi aux polyphonies des temps plus anciens comme au chant grégorien. Grâce à une prise de son très efficace, les timbres de l’orchestre permettent de faire ressortir dans le détail tout le travail instrumental conçu par Berlioz hors des quelques moments solennels. Les impressionnantes cordes graves du Dies irae, le cœur battant qui clôt le Lacrymosa, l’admirable progression fuguée et si sombre de l’Offertoire, la douce péroraison de l’Agnus dei, ramènent l’œuvre vers la prière davantage que vers le théâtre, bien que Pappano n’oublie pas le chef lyrique qu’il est.
Belcantiste talentueux, Javier Camarena n’est pas en reste dans cette conception à la fois brillante et recueillie. L’unique soliste de ce Requiem met au service de l’œuvre un instrument idéal pour elle. Sa voix semble comme descendue de pâturages célestes, avec un legato somptueux et des aigus pleins de naturel, accompagné par un orchestre cristallin et un chœur comme suspendu, dont l’Hosannah empreint de sérénité peut toutefois sembler un peu trop rapide. L’ensemble de la prestation du chœur de l’Académie Sainte-Cécile, sollicité en permanence et très bien préparé par son chef, Ciro Visco, est d’ailleurs exemplaire, d’une parfaite homogénéité, avec un bel équilibre entre les différents pupitres, que la prise de son met par ailleurs bien en relief.
C’est ainsi que, sans gigantisme démonstratif, cette interprétation concilie brillamment grandeur et recueillement, jusqu’à l’implacable Agnus dei final dont les derniers accords laissent entrevoir la lumière au milieu des coups sourds des timbales. Voici « l’horrible grandeur » transformée en passionnante cérémonie du passage de la mort terrestre vers la vie céleste, non sans douleur, mais sans outrance.