Du culot, il en faut à une artiste non francophone pour proposer comme premier disque un récital de mélodies françaises (ce disque aurait dû sortir il y a quelques mois, bien avant Carnets de voyage, paru en janvier chez Mirare, où Raquel Camarinha a pour principal partenaire le guitariste Emmanuel Rossfelder). Oh, ce n’est pas la première fois, et il en est bien d’autres à qui on pardonna jadis une pointe d’accent exotique, charmant tant qu’il ne s’agissait que d’une pointe. Mais avec Raquel Camarinha, rien de tel, et cette soprano portugaise s’exprime à la perfection dans notre langue ; comme c’est trop souvent le cas, elle donnerait même des leçons de diction à certain(e)s de nos compatriotes. Certes, madame Camarinha vit en France depuis une dizaine d’années, mais on en connaît, des chanteurs étrangers qui n’arrivent toujours pas à s’exprimer convenablement malgré des années de résidence en terre francophone. Culot suprême, elle se lance même dans une entreprise qui a de quoi en décourager plus d’un, le fameux « Fêtes galantes » sur un poème d’Aragon, dont Poulenc demande qu’il soit chanté « Incroyablement vite », et qui trouve ici une interprétation délicieusement canaille et tout à fait idiomatique ! Des e aussi muets qu’on les souhaite, des r roulés juste comme il faut, sans excès ni ridicule, des voyelles colorées, tout ce qu’on peut et doit attendre dans ce répertoire.Voilà qui dément bien agréablement les prétextes qu’on nous sert d’ordinaire, selon lesquels il serait impossible d’articuler dès qu’on s’élève un tant soit peu dans l’aigu…
Du culot, il en faut aussi pour oser Shéhérazade de Ravel au piano, en se privant des scintillements de l’orchestre. Mais le pianiste Yoan Héreau, indispensable complice de cette témérité, défend ainsi cette partition-là : « Nous lui trouvons une beauté particulière et de réels atouts – compréhension du texte, fluidité et souplesse pour le chant ». Il est vrai qu’il faut de solides qualités pour se faire entendre distinctement dans la version habituelle, mais le simple fait que la réduction soit due au compositeur lui-même suffit à la justifier : l’écriture pianistique de Ravel mérite amplement qu’on y prête une oreille attentive, et la délicatesse avec laquelle Raquel Camarinha phrase les poèmes de Klingsor est bien assez évocatrice. A peine moins culotté, et tout aussi légitime, les Quatre Poèmes hindous, sublimes dans leur version orchestrale, mais que Maurice Delage écrivit d’abord pour soprano et piano, et où il est intéressant de voir comment il crée les effets dépaysants sans l’aide des divers instruments de son effectif « Pierrot lunaire ». Et l’on notera avec quelle grâce la voix s’élance ici dans la longue vocalise qui conclut « Lahore ».
Culottée aussi, la décision d’inclure quelques-unes des mélodies les plus fréquentées de Debussy : des Ariettes oubliées tantôt délicieusement fraîches et frémissantes, tantôt pleines d’une mélancolie tangible. On admire un mélange de délicatesse et de vigueur dans l’interprétation, à cent lieues de certaines mâchouilleuses indolentes à qui l’on a parfois cru bon de confier cette musique. Les Poulenc bénéficient d’une pudeur qui évite de souligner les effets, d’une élégance qui sauve Louise de Vilmorin de toute ringardise. Cet art du glissando qui ne devient jamais traînant, on l’apprécie aussi dans un superbe « Montparnasse ». A chaque fois, Yoan Héreau se montre le partenaire attentif et inventif de cette démarche, sans mièvrerie aucune. Une rencontre, oui, vraiment, entre une voix et un instrument, ainsi qu’entre une voix et un répertoire.