C’est un disque de charme et de légèreté. Ce qui va de soi puisqu’il s’agit de fées, d’elfes et de nymphes. C’est aussi une manière de carte de visite. Ecoutez, semble dire Regula Mühlemann, je peux chanter autre chose. Après deux albums d’airs de Mozart, son compositeur de prédilection, après un album à thème dédié à Cléopâtre dans l’opéra baroque, après une collection de « Lieder der Heimat » où Schubert côtoie une demi-brigade de compositeurs suisses, voici le soprano aux aigus aériens dans des pièces où on l’attend moins.
© D.R.
Album chambriste où on l’entend faire de la musique avec un petit ensemble de musiciens, les Chaarts Chamber Artists, un « collectif » s’inspirant du Lucerne Festival Orchestra fondé en 2003 par Claudio Abbado : des musiciens venus de différents horizons se rassemblent pour un projet particulier. Un quatuor à cordes, une contrebasse, quatre bois, un cor et une harpe, voilà pour l’effectif.
Les arrangements sont de Wolfgang Renz, qui fut hautboïste des Augsburger Philharmoniker, mais dont la passion fut dès l’adolescence de transposer des œuvres du répertoire pour petit ensemble (un nonette le plus souvent). Il dit en avoir plus de cinq cents à son catalogue, qu’il tient volontiers à la disposition des musiciens intéressés…
Ceux de l’ensemble Chaarts, on aura tout loisir d’entendre leur musicalité dans la Suite N°2 de Peer Gynt. Le Lamento d’Ingrid, la Danse arabe, la Tempête nocturne sur la mer, toutes plages agréables, plutôt soigneusement transcrites, mais un peu longuettement hors sujet, sertissent une Chanson de Solveig toute de sincérité et de simplicité, où le registre supérieur est d’une merveilleuse transparence, la ligne musicale idéalement contrôlée. Ne manque peut-être qu’un soupçon d’abandon rêveur. La ravissante et sage Berceuse de Solveig et Un Cygne (En Svane), mélodie mélancolique où la voix rayonne sur d’évocatrices couleurs aux vents (à l’évidence tendrement aimés par Wolgang Renz), complètent cette séquence norvégienne.
En récital à Cardiff © D.R.
Abandon rêveur
L’abandon rêveur que nous évoquions, on le trouvera dans le célèbre Lamento della Ninfa, de Monteverdi, dans une version d’une poésie délicate et intime, où la voix limpide de Regula Mühlemann se tisse avec harpe, violoncelle et bois, tous très à l’écoute, les sonorités nasales de la clarinette puis du basson insinuant leurs contrechants et venant ensuite créer avec elle de beaux mariages de timbres.
La séquence se poursuit avec The Plaint (« O let me weep ») extrait de The Fairy Queen de Purcell, dans une conversation avec la harpe et le violoncelle, puis le violon, page aérienne où le temps semble s’arrêter. Interprétation toute de modestie, de retenue, qui met en valeur la lumière de la voix, mais aussi sa plénitude, son rayonnement, dans les quelques phrases plus effusives (« He’s gone, he’s gone ») de la fin.
Du même semi-opéra, et sur un tempo plus vif, « Turn then thine eyes » est une jolie curiosité puisque dans cet air pour deux voix, Regula Mühlemann rivalise de légèreté et de piquant avec elle-même par la grâce de ce qu’on appelait jadis le re-recording (ça se dit toujours?)
Une affaire de désinvolture
Aussitôt après, c’est avec la flûte qu’elle rivalisera dans « Be kind and courteous to this gentleman », l’un des deux airs de Titania extraits de A Midsummer Night’s Dream de Britten qui sont parmi nos plages préférées. C’est affaire d’esprit sans doute, de liberté, de désinvolture peut-être, disons de naturel. Le second « Come, now a roundel and a fairy song » monte à des hauteurs stratosphériques, enchaîne les trilles et les coloratures vertigineuses, sur un tapis de frottements des cordes. Ce registre très élevé, c’est évidemment celui où la voix de Regula Mühlemann évolue avec une facilité déconcertante. Magie garantie.
De même que pour le Mendelssohn d’In der Mondschein im Walde (sur un texte de Heine, ce que le livret ne dit pas) où elle est idéalement mendelssohnienne, c’est-à-dire qu’elle semble ne pas toucher terre, tandis que les vents rivalisent de prestesse.
© D.R.
Particulièrement acrobatique vocalement, « Alles hüllt sich in Dunkel », air rare extrait de Die Rheinnixen d’Offenbach (où rayonne le cor de Tomas Gallart, cor solo de l’Opernhaus de Zurich). Du même opéra et non moins méconnu et on entendra aussi le chœur des Elfes « Komm’ zu uns und sing’ und tanze ». Méconnu ? Pas tant que ça puisqu’Offenbach le recycla pour en faire la Barcarolle des Contes d’Hoffmann. Barcarolle où on aimerait bien, là-encore, un soupçon sinon de laisser-aller, du moins de laisser-bercer.
Pour l’anecdote, cet opéra romantique fut créé dans sa version en allemand à Vienne en 1864, puis longtemps oublié, et ce n’est qu’en 2018 à l’Opéra de Tours que sa version originale (livret de Charles Nuitter) refit surface.
D’autres plages nous laisseront (un peu) moins convaincu. Ainsi l’air de Nanetta, passage ensorcelant du Falstaff de Verdi. Joliment chanté, mais l’ensemble Chaarts traverse cette clairière nocturne à grands pas, alors qu’il faudrait marcher sur la pointe des pieds… Manque la magie de cette page ailée, ce qui empêche sans doute Regula Mühlemann de s’abandonner davantage à son charme suspendu.
On serait presque aux anges avec l’air de Cendrillon (Massenet) qui s’envole avec grâce et dont les coloratures, trilles et autres gracieusetés cristallines voltigent sur un tapis de bois mordorés. On aimerait seulement un zeste de folie en plus. Cette fée est une fée sérieuse…
L’album s’ouvre avec l’Hymne à la Lune de Rusalka et c’est évidemment dans la seconde phrase, celle qui monte vers les sommets, que la voix prendra le mieux son essor. Très jolie plage d’entrée pour mettre en évidence la finesse des transcriptions : arpèges de harpe, tenue des cordes graves, entrée du cor au lointain, flûte acidulée entremêlée à la clarinette, enfin quatuor préparant l’entrée de la voix. A la première écoute, Regula Mühlemann nous était apparue ici un rien trop sage, c’est en y revenant que sa sincérité et le rayonnement de sa manière d’être nous apparurent mieux, tout ce qu’on perçoit dans l’entretien qu’elle nous a accordé.
© Guido Werner