Les Musiciens de Saint-Julien prennent volontiers des chemins de traverse, en termes de répertoire mais aussi d’approche, comme en témoigne aujourd’hui cet album singulier dont François Lazarevitch assume pleinement l’éclectisme stylistique. Il aborde Purcell après avoir exploré le patrimoine celtique, accomplissant un très fécond « détour par les musiques traditionnelles, explique-t-il, qui m’a permis de jouer avec des danseurs, avec des musiciens qui sentent ce que l’on appelle la cadence : elle est pour moi essentielle, la sève de la musique, comme la pression du sang dans les veines. C’est un ressenti de la pulsation souple, une sorte de swing à l’intérieur du tempo, qui lui ne bouge pas ». Un swing irrésistible dans les pages écossaises que Les Musiciens de Saint-Julien ont gravées et redonnaient en concert l’hiver dernier à Anvers en compagnie de Zachary Wilder, mais qui chez Purcell nous laisse perplexe, et ce malgré la présence à la fois lumineuse et enveloppante de Tim Mead. Aurions-nous du mal à nous affranchir de certaines habitudes d’écoute, de références trop prégnantes ? Sans doute, mais ce conditionnement n’explique pas tout.
Sur papier, le florilège ménage un bel équilibre entre les pièces instrumentales et les songs ; or, à l’écoute, les Musiciens de Saint-Julien ont parfois tendance à tirer la couverture à eux et le formidable élan qui caractérise l’interprétation des danses contamine les pages vocales en virant parfois à l’agitation. Tim Mead semble ainsi survoler Strike the viol, pris à une allure excessive, comme s’il était pressé ou sommé de s’effacer rapidement pour faire place à l’ample digression de ses complices. De la même manière, Here the deities approve est si furtivement esquissé qu’il peine à retenir l’attention de l’auditeur, aussitôt happée par la ritournelle, au pas lourd, des instrumentistes. Une même lourdeur plombe Fairest Isle, les nappes d’orgue assombrissant l’évocation délicate de Vénus avant de disputer la vedette au soliste dans Here let my life, sublimes adieux au monde dont, dès les années 50 (Vanguard), Alfred Deller cristallisait comme personne les inflexions mélancoliques en même temps que la sérénité.
Tim Mead n’a toutefois pas à rougir de la comparaison, inévitable, avec ses illustres devanciers et il possède, à l’image de Deller ou de Bowman, un falsetto remarquablement long et homogène, lequel le dispense de ces décrochages qui demeurent étrangers à l’esthétique des contre-ténors britanniques. Certaines intonations rappellent Charles Brett (Strike the Viol), mais sans les nasalités, sa voix affichant une rondeur de même qu’une fermeté dans l’émission qui confère à l’incantatoire Tis Natures’ voice toute l’autorité voulue. Vraisemblablement destiné à un ténor aigu, One charming night évolue dans une tessiture aussi ingrate, mais dont le chanteur s’échappait en concert, sans se départir de son élégance – une liberté à laquelle, hélas, il renonce au disque. Autre mauvaise pioche : l’Air du Froid de King Arthur. Expédié à un tempo absurde et tristement geignard, il perd tout pouvoir de suggestion. A l’instar de Jakub Józef Orliński et avant lui d’Andreas Scholl, qui lui rendait pourtant hommage en reprenant ce tube, Tim Mead ignore la leçon de Klaus Nomi. L’artiste pop mais de formation classique commençait en poitrine et exploitait très habilement les changements de couleurs entre ses registres tout en imprimant à cette page géniale une tension irrésistible.
Sur le plan sonore, O Solitude est une pure merveille et les aigus, à peine effleurés, distillent une irréelle douceur. L’interprétation dépouillée de Tim Mead nous séduit plus qu’elle ne nous touche, mais chacun l’appréciera selon sa sensibilité, sa pudeur. A dire vrai, il ne sort vraiment de sa réserve que dans la pittoresque et très savoureuse ballade écossaise Twas within a furlong of Edinboro’ town. Il n’est pas davantage le premier falsettiste à vouloir s’approprier Fairest Isle, mais la subtilité de Purcell s’évanouit sous des apprêts inutiles comme autant de coquetteries. « En écriture vocale, observe Tim Mead dans le livret qui accompagne le disque, les ornements devraient idéalement émerger comme une extension homogène de l’expression du matériel écrit. C’est, je l’espère, ce que François et moi avons réussi à faire ici. » De manière générale, la valeur expressive des agréments, qui connaissent ici un développement inédit, ne nous saute pas aux oreilles, au contraire, ils nous semblent plutôt desservir le texte et brouiller la mélodie. Par contre, la verve des Musiciens de Saint-Julien balaie nos réticences dans la Fantazia upon a ground et nous fascine même dans le Curtain tune de Timon of Athen auquel ils insufflent une urgence inquiète, osant un geste frénétique à mille lieues, par exemple, de la lecture richement nuancée et presque distanciée du Caravansérail sous la conduite de Bertrand Cuiller.