Ce programme, tiré des recueils d’Harmonia Sacra publiés par Henry Playford en 1688 et 1693, recèle bien quelques pages familières aux inconditionnels de Purcell (Tell me, some pitying angel ; Lord, what is man ?; Now that the sun hath veil’d his light – An evening hymn Z. 193), mais la plupart de ces airs sacrés à vocation privée restent méconnus. Ecrits le plus souvent en style déclamatoire, ils flattent peu l’oreille comme la voix, leur propos se veut édifiant, il est rarement serein ou jubilatoire, fréquemment austère, voire brutal et mortifiant : le croyant fait ici volontiers pénitence en des termes qui peuvent friser la haine de soiet ses prières requièrent en même temps de l’interprète des ressources rhétoriques peu communes. A l’instar des hardiesses harmoniques et des chromatismes, les vocalises savamment dosées par l’Orpheus Britannicus servent exclusivement l’expression quand elles ne transcendent pas l’indigence des textes. Le poète Thomas Brown observe avec raison dans le second livre d’Harmonia Sacra : « Toute notre gente poétique vous est redevable, car là où les maigres mots de l’auteur ont échoué, vos grâces plus heureuses, Purcell, triomphent. »
Exigeant et peu payant, ce répertoire fut gravé par Deller et ses musiciens mais n’a pas attiré grand monde depuis, réapparaissant dans le cadre d’intégrales aux bonheurs très divers (Mc Creesh chez Archiv, King chez Hypérion) et de manière ponctuelle au gré des récitals. Karina Gauvin (Atma) et Paul Agnew (« The food of love », chez Naïve) ont ainsi livré de splendides versions de Now that the sun hath veil’d his light. En 2007, les Arts Florissants consacraient une belle anthologie au genre de la devotional song (« Divine Hymns », chez Virgin) où Purcell côtoyait Blow, Croft et Humfrey. Christophe Rousset se concentre sur les œuvres destinées à une voix aiguë, renonçant, contrairement à Christie, à la basse chantante qui rejoint le soprano et le continuo dans le chœur final de plusieurs airs (par exemple dans The night is come, une des deux pages, avec My op’ning eyes are purg’d, sans attribution dans le second livre de 1693 et dont Purcell n’est manifestement pas l’auteur). Sous le toucher félin et expert du claveciniste, quelques plages instrumentales ponctuent subtilement le récital.
L’album s’ouvre et se conclut sur deux lectures emblématiques des immenses qualités de Rosemary Joshua, mais aussi des limites de sa performance. La chanteuse comprend Tell me, some pitying angel comme peut-être personne avant elle. Rosemary Joshua épouse la moindre inflexion du sentiment, traduit l’instabilité émotionnelle de Marie – attendrie, inquiète, résignée, puis dévorée par le doute – avec une acuité remarquable qui nous propulse sur la scène du Queen’s Theatre. A travers la détresse de Marie, arrivée au Temple avec son fils d’une douzaine d’années qui vient de disparaître, c’est évidemment l’angoisse de toute mère, sinon de tout être aimant séparé de l’objet de son amour que Purcell exprime et son chef-d’œuvre touche à l’universel. La protestation de la Vierge (sous-titre donné par Nahum Tate à son poème) est la nôtre et nous étreint.
A l’opposé de ces affects exacerbés, Now that the sun hath veil’d his light déploie sur un ground obsédant une ligne de chant ample, souple et radieuse qui met en valeur la plastique vocale du soliste mais aussi sa technique. Décharné et blêmissant, le soprano de Rosemary Joshua souffre de cette exposition. Autant l’essentiel du programme exalte ses qualités de diseuse, autant les quelques passages plus lyriques trahissent la fatigue de l’artiste, l’absence de plénitude et des aigus souvent effleurés ou serrés générant frustration et malaise chez l’auditeur. Ces Purcell, ciselés avec un luxe d’intentions inouï, manquent ainsi quelquefois de couleurs et de séduction (We sing to him). Il faudrait joindre aux traits ultrafins de l’eau-forte la lumière, la vivacité de l’aquarelle afin de mieux éluder l’écueil de la monotonie.
Toutefois, que ces menues réserves n’alarment pas trop vite les admirateurs de la soprano galloise. S’il sort en ce printemps 2012, le disque a été enregistré du 30 novembre au 1er décembre 2010. Trois jours plus tard, Elizabeth Kenny, Laurence Dreyfus et Christophe Rousset accompagnaient non pas Rosemary Joshua, mais bien Sandrine Piau au Wigmore Hall, dans une sélection d’Harmonia Sacra qui recoupait largement celle du présent récital. Difficile de n’y voir qu’une coïncidence et non pas un indice supplémentaire de la méforme de l’artiste à cette période. Néanmoins, qu’il s’agisse de sa vibrante Nitocris dans Belshazzar en mai 2011 (Capitole de Toulouse) ou de sa Despina à Covent Garden en février dernier, unanimement saluée par la critique, les échos des prestations de la soprano galloise qui nous sont parvenus depuis fin 2010 ont de quoi nous rassurer et donnent tort aux Cassandre qui parlent déjà de déclin. La plus délicieuse des Sémélé, l’ensorcelante Poppée d’une Agripina légendaire (McVicar), la petite soprano rusée, comme l’avait si joliment surnommée Forum Opéra il y a dix ans, n’a pas dit son dernier mot !
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Henry Purcell : Harmonia Sacra | Henry Purcell par Rosemary Joshua