A l’opéra, il y a des prises de rôles risquées : quelle soprano n’a jamais tremblé en campant sa première Violetta et surtout combien auraient mieux fait de s’abstenir ? Quel chanteur peut réellement se vanter d’avoir toutes les qualités requises pour un Pelléas ou un Wotan digne de ce nom ?
S’attaquer à des monuments comme le Liederkreis opus 39 et les Frauenliebe und Leben relève du même exercice périlleux. Mais force est de reconnaître que la version enregistrée ici par Marie-Nicole Lemieux et Daniel Blumenthal n’a rien à envier aux légendes discographiques : on nous offre avec ce disque une autre « heure exquise ».
L’excellente interview réalisée il y peu par Mehdi Mahdavi nous révélait une artiste, si nous ne le savions pas encore, naturelle, franche, généreuse et honnête. Toutes ces qualités humaines se révèlent dans son chant : dotée d’un timbre riche, rond et chaleureux comme une lampée du meilleur des cognacs, Marie-Nicole Lemieux n’a rien d’un contralto caverneux, engorgé ou dopé à la testostérone. Il suffit d’écouter son interprétation planante de Mondnacht pour se délecter de l’homogénéité des différents registres et de la plénitude du spectre harmonique.
Cette voix, c’est aussi et avant tout un legato infaillible qui conduit une diction remarquable : trop souvent, les chanteurs francophones font de l’allemand une bouillie informe et incompréhensible ou au contraire un hachis de syllabes, coups de glotte intempestifs à l’appui… Marie-Nicole, elle, sait comment modeler les inflexions du texte avec une élégance et une profondeur qui rendent justice à la quintessence poétique.
Robert Schumann écrivit à Clara au sujet de son Liederkreis : « Le cycle d’Eichendorff est ma musique la plus romantique et contient beaucoup de toi, ma chérie ». Les douze tableaux successifs n’ont pas de progression narrative intrinsèque mais bien une unité dans l’atmosphère générale de rêverie baignée d’images et de sentiments chers aux romantiques. Et Marie-Nicole Lemieux, tantôt nostalgique, tantôt exaltée, a le don de croquer l’instantanéité de chacune de ces miniatures avec ce mélange de grâce qui nous entraîne vers ces contrées lointaines et en même temps d’intensité qui nous plonge au plus profond de l’émotion.
Choisir les Frauenliebe und Leben comme titre à ce disque n’est pas anodin. Déjà la couverture, où la chanteuse, les yeux fermés dans une posture de douce rêverie, sourire énigmatique aux lèvres délicatement soulignées de rouge, laisse deviner la naissance de sa généreuse poitrine, suffit à nous suggérer l’évidente féminité avec laquelle Marie-Nicole Lemieux va embrasser le destin de cette égérie Schumanienne, le destin ironiquement prémonitoire de Clara. Depuis les premiers émois, en passant par la joie des fiançailles, le bonheur du mariage, la plénitude de la maternité et la fidélité de la veuve éplorée par-delà la mort, la chanteuse incarne tous les visages de cette femme avec une sincérité confondante et une musicalité à fleur de peau qui transcendent littéralement la densité dramatique du cycle. A mon sens, on peut déjà considérer cette interprétation comme une référence. Quel bonheur de savoir qu’au vingt-et-unième siècle, l’art du Lied continue à être cultivé avec tant de naturel et de bonté.
Partenaire de longue date de la chanteuse, Daniel Blumenthal se révèle interprète idéal de ce répertoire. Son jeu est d’une clarté miraculeuse et aucun excès ne vient parasiter la projection de la pensée musicale : sous ses doigts, aucun phrasé gonflé, aucune emphase inutile, tout semble évident et la musique coule, vraie, essentielle. Savamment dosés, les pianissimi les plus intimes et les forte orchestraux jamais forcés, comme en témoigne par exemple l’admirable Löwenbraut, soutiennent en tout point le chant de Marie-Nicole Lemieux. Le postlude des Frauenliebe und Leben à lui seul nous prouve à quel point nous sommes en présence d’un pianiste de tout premier plan.
Les quatre lieder choisis pour compléter ce disque ne sont pas là par pur remplissage : la puissance narrative de la ballade Die Löwenbraut, joint les deux cycles d’un trait d’union poignant, quant à Er ist’s, die Loreley et Widmung, ils concluent le programme sur une note plus légère mais tout aussi passionnée.
Lionel Bams