Femme de convictions, musicienne opiniâtre, Emmanuelle Haïm a su en quelques années s’imposer parmi les défenseurs de la musique baroque, cénacle occupé en majorité par des hommes. Son parcours rigoureux et régulier à la tête du Concert d’Astrée lui permet aujourd’hui de diriger un peu partout Bach (cantates et passions, on se souvient de la Saint Jean mise en scène par Bob Wilson au Châtelet en 2007), Mozart et Haendel (opéras et oratorios), tout en défendant Purcell, Monteverdi ou Lully.
Fidèle, elle a su tisser des liens étroits avec de nombreux artistes de sa génération en compagnie desquels elle grave depuis 2002, pour le label Virgin, des œuvres qui lui tiennent à cœur : Natalie Dessay, Rolando Villazon, Patrizia Ciofi et Topi Lehtipuu font partie de ses proches depuis la parution des « Duos arcadiens », en passant par Orfeo (2004) jusqu’au récent album Bach/Haendel (Dixit dominus et Magnificat).
Son dernier opus est consacré aux grands « Lamenti » de la musique baroque italienne et rassemble quelques unes des pages les plus significatives composées entre 1607 (Orfeo de Monteverdi) et 1655 (L’Argia de Cesti). Moments de douleurs extrêmes visant à émouvoir l’assistance, le lamento apparaît sous la plume de Monteverdi qui accompagne pour la première fois de plusieurs instruments, le récitatif pour voix seule ; Orfeo pleurant Eurydice, puis Arianna abandonnée par Teseo répandent ainsi leurs larmes dans un style déclamatoire où la parole est portée par sa puissance d’évocation. Pris comme modèle, le lamento devient vite un classique que les plus grands compositeurs du XVIIème siècle se plaisent à illustrer.
La direction d’Emmanuelle Haïm, qui tient également le continuo à l’orgue et de ses musiciens du Concert d’Astrée, est comme toujours enveloppante et engagée. Douloureux certes, mais jamais envahissant, son accompagnement est à la fois fervent et sans complaisance.
On admire la belle couleur mélancolique dont Villazon sait parer sa voix (L’Egisto de Cavalli), ainsi que le bel instrument ambré que Véronique Gens met au service d’une déclamation ample et généreuse où l’émotion pointe (Lamento d’Arianna). Ces héros et héroïnes qui se lamentent sur leur condition, s’en prennent à leur destin, puis acceptent finalement leur sort avec dignité, sont tout autant magnifiés par Cavalli (La Didone) où l’élocution incisive et la sensibilité de Topi Lehtipuu font merveille, que par Carissimi (Lamento di Maria Stuarda) qui permet à Patrizia Ciofi/Reine d’Ecosse, de sortir ses griffes dans un déferlement d’aigus piqués, avant de s’incliner en martyre et de marteler son innocence bafouée « Villipesa innocenza ». L’exil d’Ottavia « Addio Roma », toutes larmes rentrées et grandeur drapée, est admirablement rendu par Joyce DiDonato, comme le « Tremulo spirito » extrait de La Didone, d’une beauté froide, par Marie-Nicole Lemieux, sans oublier le beau Lamento della Ninfa (Monteverdi) où Natalie Dessay traduit joliment la tristesse de la nymphe entourée d’un trio de voix masculines à l’érotisme latent, que souligne un motif de basse répété de manière obsessionnelle.
Dommage que le large vibrato de Laurent Naouri ne vienne compromettre l’exécution du Lamento d’Atamante (Cesti) et que le ton affecté de Philippe Jaroussky ne perturbe l’écoute de L’Eraclito amoroso de Strozzi. Un beau disque thématique.
François Lesueur