Toute compilation discographique est une invitation à reconsidérer à l’aune de notre temps le legs d’un artiste. Qu’elle rassemble en un coffret de plusieurs kilos l’intégrale des opéras enregistrés par un des plus grands ténors du 20e siècle et elle devient monument devant lequel on s’agenouille muet d’admiration, soumis au vertige du temps perdu que l’on ne saurait retrouver.
Ainsi, la messe serait dite en une action de grâce définitivement louangeuse : Luciano Pavarotti est un monstre sacré Tenorissimo pour l’éternité, un ogre vocal intouchable ne serait-ce que d’un contre-ut. Dix années auparavant lors de sa disparition, l’encensoir dégageait pourtant une fumée trouble. L’excellent hommage rendu par Camille De Rijck nous rappelle que certains s’élevaient alors contre le produit qu’était devenu « Big Lulu » : sa barbe teinte, son mouchoir blanc à la main et son plat de pasta. Une icône commerciale. Aujourd’hui, les friends d’hier, ceux avec lesquels le ténor tapait de gigantesques bœufs, ont déserté les stades. L’entreprise aida à décloisonner l’art lyrique. Qu’ils en soient tous sincèrement remerciés.
Demeurent sur l’autel de la gloire les choses sérieuses, ces opéras qui contribuèrent à tresser une couronne de lauriers autour du nom de Luciano Pavarotti. Une collaboration serrée avec le label Decca étalée sur trente glorieuses (de Beatrice di Tenda en 1966 à I lombardi en 1996) garde la trace sonore de tous ou presque (34 sur 38 , si nos comptes sont bons – manquent à l’appel Tebaldo dans I Capuleti e i Montecchi, Des Grieux dans Manon de Massenet en italien, Giovanni Gallurese de Montemezzi, Idamante dans Idomeneo de Mozart). Les voilà mis en boîte sans discrimination, fussent-ils anecdotiques comme ce Rosenkavalier dirigé par Sir Georg Solti en 1968 où le rôle du ténor a une durée égale au temps de cuisson des spaghetti, ne fussent-ils pas vraiment des opéras comme le Stabat Mater de Rossini, les Requiem de Verdi, Donizetti, Berlioz et autres pièces de musique sacrée – adjointes, avec quelques bonus, pour porter à 101 le nombre total de CD ?
Ces bonus – six transferts d’intégrales en blu-ray et la captation des débuts de Luciano Pavarotti dans La Bohème le 29 avril 1961 à Modène – sont-ils nécessaires ? Chacun jugera selon son équipement stéréophonique et son degré de fétichisme. Un livre de plus de deux-cents pages en reliure cartonnée, avec force illustrations et un texte en anglais, italien et allemand de James Jolly, le rédacteur en chef de Gramophone, complète luxueusement l’objet. Une relecture supplémentaire n’aurait pas été inutile pour en traquer les omissions et erreurs que l’on relève çà et là (Requiem de Rossini, tiens, tiens) mais ce n’est pas l’essentiel.
La question posée par cette compilation est d’un autre ordre. Quelle oreille aujourd’hui porter sur celui que le temps a érigé en géant de l’art lyrique ? L’évidence demeure – la lumière aveuglante d’une voix de ténor dans son accomplissement idéal. Nul mieux que Luciano Pavarotti pour offrir d’un timbre d’or un chant invincible dont le rayonnement procure à l’auditeur, captivé, un frisson immédiat. Le temps même ne semble pas avoir de prise sur le règne de ce roi-soleil. Du premier au dernier enregistrement, de 1966 à 1996, l’astre brille.
Mais, passée cette évidence, plusieurs constatations s’imposent, qui sans entamer l’admiration, ni rompre l’envoutement, nuancent un tableau apologétique. Le répertoire d’abord limité. Mozart avec Idamante et Idomeneo en marque l’alpha, Calaf dans Turandot l’oméga. Un des secrets de Luciano Pavarotti réside dans le choix restreint de rôles – toujours en italien à l’exception de La fille du régiment – intelligemment abordés de manière à ne jamais mettre en péril un instrument précieux. Otello, longtemps évoqué, longtemps fantasmé, attendit 1991 pour prendre forme sans d’ailleurs que l’incarnation tant attendue n’entre dans l’histoire. L’écriture trop dramatique n’est pas la mieux à même de mettre en valeur une voix dépourvue d’ombre. Le personnage, lui-même, exige trop d’un interprète dont les capacités d’expression sont limitées (a-t-on jamais entendu un « bacio ancora » aussi désinvolte ?). Tel Orphée, il suffit à Luciano Pavarotti d’ouvrir la bouche et de chanter pour que le charme agisse puissamment. Pourquoi alors se soucier de considérations psychologiques, insinuer, suggérer ? Qu’il soit poète, proconsul, général d’une armée victorieuse ou souverain perclus de doutes, la caractérisation demeure sculptée dans le même marbre de conventions expressives. Luciano Pavarotti ne cherche ni à tailler d’un geste somptueux pour accentuer le relief, ni à révéler. Il croque d’un sourire carnassier des rôles que l’on n’a pas forcement entendus mieux chantés mais que l’on préfère autrement travaillés.
Nemorino (L’elisir d’amore, en 1970 plutôt qu’en 1989 pour une interprétation idoine), Rodolfo (La Bohème), Tonio (La fille du régiment), Fritz (L’Amico Fritz) – ces cœurs simples – sont ceux qui conviennent le mieux à son tempérament. Références inévitables, ce sont eux qui dominent une galerie de portraits sinon discutables. Au-delà des discussions, si le chant de Luciano Pavarotti parle au plus grand nombre, s’il a rendu l’opéra populaire, c’est qu’il était lui-même « peuple » – sans que le terme ne présente ici la moindre connotation négative. Le phrasé, splendide, ne se départ jamais d’une bonhommie plébéienne. Ses propositions interprétatives sont à son image : sympathiques et spontanées, apolliniennes par opposition à dionysiennes. C’est en effet au culte solaire d’Apollon que renvoient les héros d’opéra chantés par Luciano Pavarotti. Le Tenorissimo n’interprète pas. Tel le soleil, il parait.
Notre époque, prétendument chiche en grandes voix, nous a appris à apprécier aussi des chanteurs moins prodigues mais plus éloquents. D’autant que pas mal de chemin a été parcouru depuis cette première Bohème de 1961 à Modène, offerte en bonus comme un trésor rare mais déjà connue des amateurs. La révolution baroque, la Donizetti puis la Rossini Renaissance ont brassé les cartes lyriques au point de renouveler des pans entiers du répertoire. Les metteurs en scène ont pris le pouvoir, brisant les conventions scéniques, transposant, violentant parfois les livrets, iconoclastes et despotes mais incontournables. Au contraire des deux ténors avec lesquels il forma une Sainte Trinité lucrative – Placido Domingo investi scéniquement et physiquement dans ses rôles au point de pouvoir les incarner au cinéma ; José Carreras qui dans les années 1970 enregistrait Otello de Rossini et les Verdi de jeunesse – Luciano Pavarotti resta en marge de tout mouvement, dans une sorte de splendide isolement. Sa rencontre avec le couple formé par Joan Sutherland et Richard Bonynge à l’origine de sa carrière aurait pu l’entraîner sur d’autres voies. Beatrice di Tenda, sa première intégrale discographique, et surtout I puritani en 1973, où radieux il trace d’une ligne infinie la partition d’Arturo – contre-fa inclus – auraient pu participer à la résurrection d’une typologie vocale alors disparue : le ténor romantique. Il n’en fut rien. Luciano Pavarotti demeura campé sur une tradition lyrique d’avant-guerre, bien que Maria Callas lorsqu’il débuta en 1961 en ait déjà ébranlé les fondements. Ses moyens phénoménaux le dispensaient de toute exploration d’un ailleurs, théâtral, stylistique, musicologique, qui sans doute ne l’intéressait pas. Aujourd’hui encore, il règne en souverain absolu, archétypal et ultime représentant d’un monde lyrique révolu.
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