Lucio Silla, La Finta Giardiniera et La Clemenza di Tito sont des opéras de Mozart. Oui, mais ce sont aussi des opéras de Pasquale Anfossi (1727-1797). Le 30 mai 1769, la Clémence d’Anfossi fut créée à Rome ; en 1774, il donna successivement à Rome et à Venise La Finta Giardiniera pour le carnaval et Lucio Silla pour l’Ascension. Autrement dit, si Mozart l’a précédé pour son Lucio Silla créé en 1772, Anfossi l’a devancé pour les deux autres titres. Mais sur la soixantaine d’opéras qu’il composa entre 1763 et 1793, il n’est peut-être pas étonnant de constater qu’il mit en musique trois livrets également employés par Wolfgang Amadeus. On suppose d’ailleurs que pour cette Jardinière, Mozart choisit délibérément de se mesurer à son aîné, dont l’œuvre avait connu un grand succès. La comparaison serait absurde, car on ne saurait mesurer dans la même balance la composition d’un génie, même âgé d’à peine dix-huit ans, et celle d’un bon faiseur qui n’a guère marqué l’histoire de la musique. Anfossi est un bon auteur d’opéras comiques, genre dont il ne transcende jamais les limites, là où la Finta mozartienne dégage déjà une mélancolie toute personnelle. Quand des opéras d’Anfossi furent donnés à Vienne, Mozart composa pour eux des arie additionelles, mais là s’arrête le rapprochement, même si un musicologue a découvert que la voix de ténor du « Confutatis » du Requiem reprend une cellule mélodique de la symphonie Venezia d’Anfossi.
Le livret étant mot pour mot celui qu’a utilisé Mozart, oublions donc la Jardinière la plus connue et tâchons d’écouter celle-ci sans a priori. La musique est charmante, Anfossi obtient souvent des effets tout à fait plaisants. On peut du moins rapprocher la longueur des deux partitions, surtout en ce qui concerne les ensembles, que Mozart développe bien davantage. Les deux Jardinières ont à peu près la même durée, mais chez Mozart, le finale du deuxième acte dure un quart d’heure, contre neuf minutes chez Anfossi. Un autre problème est celui de la typologie vocale : les interprètes, féminines surtout, choisis pour cet enregistrement pèche par une trop grande uniformité. Là où le Ramiro de Mozart est toujours confié à un mezzo, celui d’Anfossi est ici un soprano aussi léger que celui de Serpetta ; Arminda, que Mozart relie à l’univers de l’opera seria, n’a pas ici d’accents plus dramatiques que ses consœurs , et même Nuria Rial, au chant certes délicat et nuancé, ne parvient pas à s’imposer par la pureté instrumentale de son timbre. Les hommes ont un peu plus de personnalité, mais on distingue mal le Podestat du comte Belfiore. Florian Götz se révèle même incapable de tirer parti du fameux air où Nardo compare l’amour à la française, à l’italienne ou à l’anglaise, qui permet en général aux barytons de se tailler un beau succès dans la Finta mozartienne. Rien d’indigne, évidemment, tous ces gens-là savent chanter, dans un italien parfois un rien exotique, mais l’expérience de la scène aurait peut-être été nécessaire pour les tirer de leur réserve. L’orchestre dirigé Werner Ehrhadt accomplit sa mission de façon plus que satisfaisante, mais l’œuvre d’Anfossi risque fort de nous entrer dans une oreille pour aussitôt sortir par l’autre.