Les enregistrements du plus fameux chef-d’œuvre lyrique de Vivaldi se comptant sur les doigts de la main, nous avions hâte de découvrir cette captation réalisée l’année dernière au Festival de Martina Franca. Las ! Il nous faut rapidement déchanter. Bien que le générique attribue à Federico Maria Sardelli l’édition jouée à cette occasion, nous avons du mal à croire que Diego Fasolis et Fabio Ceresa l’aient respectée et ne soient pas plutôt responsables des mutilations qui ont défiguré l’opéra. De fait, si nous n’avons pas oublié les coupes claires pratiquées par Sardelli dans le Teseo de Haendel, il s’agissait là d’une version de concert et il nous paraît inconcevable que cet ardent zélateur de la cause vivaldienne ait troqué ses ciseaux contre une tronçonneuse. Car ce ne sont pas seulement quelques lignes de récitatifs, l’un ou l’autre numéro qui passent à la trappe, mais pratiquement des scènes entières ! Cette opération désastreuse multiplie les ellipses et les solutions de continuité dans la trame de l’ouvrage, ruinant sa cohérence et privant de substance plusieurs de ses protagonistes. En regard d’un tel massacre, intervertir les airs de bravoure d’Orlando, « Nel profondo cieco mondo » et « Sorge l’irato nembo » semble une peccadille.
Claudio Scimone, nous dira-t-on, avait déjà profondément remanié et charcuté la partition dans les années 70, mais c’était justement une autre époque. En outre, le directeur d’I Solisti Veneti ne s’encombrait pas de scrupules philologiques et ne s’est jamais inscrit dans la démarche historiquement informée des baroqueux. En préservant l’intégrité d’Orlando furioso, la représentation aurait duré environ trois heures et demie, sans doute quatre avec un seul entracte au lieu des deux pauses totalisant près de cinquante minutes voulues par les organisateurs du Festival de Martina Franca. Le public viennois n’a pas été rebuté par la longueur des Troyens, sans parler, bien sûr, des proportions monumentales de plusieurs drames wagnériens. Pourquoi devrions-nous tolérer dans le baroque ce qui est tout simplement inimaginable dans les répertoires postérieurs ?
Loin de l’excitation inhérente au spectacle vivant, il devient difficile de partager l’enthousiasme de Maurice Salles pour une mise en scène trop clinquante ou encore d’apprécier comme elles le méritent les finesses de la direction musicale quand le discours se retrouve ainsi malmené. Quelques tableaux mieux réussis ne rachètent pas une direction d’acteurs le plus souvent routinière et les caméras, impitoyables, ne nous épargnent rien des minauderies d’Alcina ou du kitsch des accessoires et costumes – créature au look atroce et digne des pires concurrents de l’Eurovision, Medoro remporte la palme du ridicule. Ce DVD comblera probablement les inconditionnels de Sonia Prina, qui endosse vaillamment le rôle-titre. Le choix exclusif et radical du registre de poitrine ne fut pas sans conséquences et la chanteuse de payer le prix fort pour se spécialiser dans les emplois de contralto : perte de projection et réduction de la tessiture, usure précoce du velours, … En revanche, la musicienne a également développé un art consommé de la demi-teinte et des ciselures infimes qu’elle met au service d’interprétations particulièrement fouillées et confondantes de vérité. Les monologues d’Orlando et sa grande scène de folie atteignent une plénitude expressive qui a le don de nous ragaillardir, oasis inespérée dans le désert théâtral où s’ensable cette production minée dans l’œuf et privée de véritable tension dramatique.
Des cantatrices aux vocalités aussi dissemblables que Lucia Valentini-Terrani et Jennifer Larmore ont su restituer les ambiguïtés d’Alcina et assumer avec brio une partie à peine moins exigeante vocalement que celle d’Orlando. Le souvenir encore vivace de leur incarnation se superpose à la lecture souvent prosaïque et sans imagination de Lucia Cirillo. Comme le relevait récemment Claire-Marie Caussin, la chanteuse ne fait montre ni de la flexibilité ni de la subtilité nécessaires pour rencontrer les exigences du bel canto, ses Da Capo comme ses cadences nous surprenant d’ailleurs par leur banalité sinon leur indigence. La souplesse, par contre, ne fait pas défaut au soprano gracile et argentin de Michela Antenucci, mais son Angelica a l’envergure d’une soubrette. A dire vrai, chez ces dames, seule Loriana Castellano (Bradamante), jeune musicienne que Sara Mingardo prit un moment sous son aile, déploie un organe pulpeux ainsi qu’un abattage riche de promesses tout en conférant une réelle épaisseur à son personnage.
Second Prix du Concours Cesti (Innsbruck) en 2015, le contre-ténor ukrainien Konstantin Derri (Medoro) n’a pas froid aux yeux et si son ornementation parfois se disperse, il a le mérite de prendre des risques. Plus corsé et personnel, l’alto de Luigi Schifano (Ruggiero) se révèle, par contre, nettement moins délié quand l’émission n’est pas instable et laborieuse. Même si la délicatesse de ses intentions (« Sol da te, mio dolce amore ») lui vaut une belle ovation, les spectateurs du Teatro Malibran (Venise), qui accueillait en avril une reprise de cet Orlando furioso, ont dû gagner au change avec le Ruggiero de Carlo Vistoli et l’Angelica de Francesca Aspromonte, Raffaele Pe n’ayant certainement pas non plus démérité en Medoro. Riccardo Novaro ne peut évidemment donner ce que réclame sa partie mais qu’il n’a jamais possédé : l’ampleur et la noirceur d’une basse ; mais tout baryton qu’il soit, son Astolfo a de l’allure et sa détresse nous touche. Pour la volupté, pour l’ivresse sonore, nous devrons nous tourner vers l’orchestre où, s’il faut déplorer l’absence des trompettes et cors de chasses, Diego Fasolis sublime les alliages de timbres et les coloris de ses Barocchisti. Trêve de convulsions, de tempi frénétiques et de contrastes expressionnistes, la musique de Vivaldi respire avec infiniment de naturel et s’éploie avec un luxe de nuances dont elle a rarement bénéficié. Le traitement infligé à l’oeuvre et les faiblesses du plateau nous laissent d’autant plus un goût amer… Oublions vite ce rendez-vous manqué et, en attendant mieux, jetons éventuellement un oeil et surtout une oreille sur le DVD du spectacle conçu par Pierre Audi et Jean-Christophe Spinosi.