C’est à Alain Perroux qu’est empruntée la formule qui donne son titre à ce compte rendu, formule qui nous semble rendre parfaitement compte de l’art de Peter Sellars. Ceux qui n’ont pas connu le « choc Sellars » auront du mal à se représenter ce que fut, à la fin des années 1980, la découverte de cette personnalité qui fit scandale avec son Giulio Cesare et plus encore avec sa trilogie Mozart-Da Ponte. Comment fallait-il comprendre cette nouvelle manière de mettre en scène les grands titres du répertoire, qui les rapprochait implacablement de notre époque, à travers une actualisation systématique, tout en les éloignant du quotidien par le biais d’une gestuelle inspirée de la danse ou du langage des signes ? Face à des références comme Strehler ou Chéreau, qui combinaient à leur engagement politique un vif souci de beauté picturale, à quoi pouvait-on se raccrocher quand Don Giovanni se déroulait dans une rue délabrée de Harlem, ou Così dans un bar minable de l’Amérique profonde ? Deux facteurs ont joué, qui ont aidé à rendre Sellars plus digeste : d’abord, sa collaboration avec John Adams rendait naturel son attachement pour la réalité étatsunienne, ensuite la rencontre avec le scénographe George Tsypin, qui affranchit le Californien des décors ultra-réalistes qu’Adrianne Lobel n’en continua pas moins de concevoir pour certains de ses spectacles. A partir de The Death of Klinghoffer, les spectacles de Sellars ont pris un caractère plus abstrait, qui devait atteindre son apogée avec la Theodora de Glyndebourne en 1996, peut-être sa mise en scène la plus aboutie et la plus profondément émouvante, éminemment caractéristique dans sa dénonciation de la société américaine, son intérêt de toujours pour les valeurs spirituelles, et cet art avec lequel un détail réaliste peut rejoindre un symbole intemporel (les tables pour injection létale sur lesquelles Theodora et Didymus paraissent crucifiés).
Le dernier passage de Peter Sellars par la France remonte à 2013, pour un spectacle semi-scénique, The Gospel according to the Other Mary, mais le metteur en scène retrouve cet été une actualité avec l’arrivée à Aix-en-Provence du doublé Iolanta/Perséphone, et c’est ce qui nous vaut ce quatrième numéro de la série « Opéra et mise en scène » que L’Avant-Scène Opéra consacre depuis quelques années aux grands noms de la scène lyrique. Le commentaire de vingt productions permet de couvrir quelque trente-cinq années de spectacles d’opéra, dont beaucoup ont été vus à Paris. Même sans toujours partager l’enthousiasme de tel ou tel critique, on s’incline devant la perspicacité avec laquelle l’art sellarsien y est analysé. Il est également très rafraîchissant de trouver au moins une voix discordante, celle de Eric Dahan qui n’hésite pas à dénoncer la dérive de Sellars vers le « kitsch humaniste et l’angélisme tiers-mondiste », à quoi d’autres opposent un éloge de sa « naïveté intelligente ». Coordinatrice du volume, Chantal Cazaux elle-même n’hésite pas à reconnaître les faiblesses dramatiques de The Indian Queen.
D’emblée politique et mystique, réaliste et métaphysique, comme le souligne Christian Merlin, Peter Sellars a su marquer d’une influence indélébile l’art de la scène, et quoi qu’on pense de ses talents, on le remerciera d’avoir montré que l’opéra pouvait être « une sorte d’espoir artistique pour le théâtre ».