Elle ne se prénommait pas Nancy, mais Ann, signait A.S, se faisait appeler la « Signora », mais le surnom amical que lui donna Michael Kelly, le prodige anglais du piano-forte, prit le dessus, qu’importe. On réduit souvent la Storace à la Susanna des Noces de Figaro, ou à la dédicataire et créatrice de « Ch’io mi scordi di te » de Mozart. C’est oublier que ces épisodes, si importants soient-ils, ne représentent que quelques mois d’une riche carrière.
Cet ouvrage comble une énorme lacune de notre bibliographie. On comprend mal pourquoi une figure essentielle du chant, interprète comme il en est peu, ayant suscité tant de créations, n’ait pas fait l’objet de publications plus nombreuses, en français tout particulièrement. Relativement abondantes en anglais, y compris celles relevant de la fiction romanesque, il aura fallu attendre l’étude d’Emmanuelle Pesqué pour disposer enfin d’une référence qui fera date.
Construit de manière chronologique, de manière à pouvoir être lu par tout un chacun, il propose néanmoins une démarche qui s’accorde pleinement avec les exigences musicologiques. Cette biographie nous permet d’accompagner la Storace, et son frère Stephen, depuis ses débuts, à sept ans et demi (où elle chante accompagnée de Johann Christian Bach), jusqu’au terme d’une existence bien remplie. Ainsi, à travers de nombreux documents, souvent inédits, des correspondances, des critiques publiées, des témoignages et mémoires, visitons-nous toute l’Italie du chant, de Naples à Florence, Livourne, Venise, et enfin Vienne avant de retrouver Londres. Ce n’est qu’en 1797 qu’elle reprendra la route de l’Italie, avant un retour définitif en Angleterre, en 1801.
L’opera buffa, qui présida à son éclosion et qu’elle n’abandonna jamais, l’opera seria dont elle sut épouser les codes, l’oratorio, le récital, elle illustra avec autant de bonheur tous les répertoires, prima donna ou concertiste. Outre les qualités spécifiques d’une voix souple, agile, sonore, longue et expressive, de ses talents d’actrice (est-il meilleure formation que l’opera buffa ?), on découvre une femme intelligente, d’une énergie inépuisable, d’une liberté surprenante pour son temps. Sa vie maritale fut brève et elle connut de nombreuses liaisons. L’un des mérites de cet ouvrage réside dans l’explicitation du statut singulier de l’artiste adulée, illustré de multiples informations, croisées, voire contradictoires, les « belles » légendes – ainsi, une idylle avec Mozart – dussent-elles en souffrir. Les jeux de pouvoir, les fonctionnements des scènes lyriques y sont décrits avec un luxe de détails qui accréditent la satire qu’en feront Salieri (Prima la musica e poi le parole), puis Donizetti quelques décennies plus tard (Le convenienze ed inconvenienze teatrali , ou Viva la Mamma). Les librettistes (dont Casti et Da Ponte) comme les compositeurs (son frère, Stephen, mais aussi Sacchini, Salieri, Paisiello, Martin y Soler, Mozart, Haydn) y sont peints dans leur vie quotidienne, avec une incontestable vérité. Nous sommes plongés dans cet univers complexe et fascinant qui vit naître tant de chefs d’oeuvres.
C’est une véritable mine, généreuse en informations : ainsi, les antagonismes entre musique et musiciens italiens et germaniques ou anglais ; ainsi les revenus des chanteurs, mis en rapport avec ceux de la population ; ainsi la gestation des Nozze di Figaro, éclairée de nombreux témoignages, parfois contradictoires, qui en renouvellent l’approche… L’ouvrage est passionnant du début à la fin.
Un dossier iconographique, la chronologie détaillée de sa carrière, la liste des opéras anglais qu’elle créa, les sources documentaires et une bibliographie quasi exhaustive, la discographie des ouvrages lyriques qu’elle chanta, un index, bref, tout ce qui distingue un ouvrage universitaire d’une publication de vulgarisation participent à la réussite de cette une contribution majeure à la connaissance de la cantatrice, mais aussi de la vie musicale de la fin du XVIIIe siècle.