Le temps tourne les pages du grand livre si vite qu’inévitablement des noms, et non des moindres, s’estompent puis s’effacent. Qui se souvient aujourd’hui de Désiré-Émile Inghelbrecht, né à Paris en 1880 d’une mère anglaise et d’un père d’origine belge altiste dans la fosse du Palais Garnier. Violoniste avant de devenir chef d’orchestre, compositeur notamment d’opéras (La Nuit vénitienne d’après Musset, Virage sur l’aile, Le Chêne et le Tilleul d’après La Fontaine), fondateur de l’association chorale de Paris (1912), directeur des Ballets suédois de Rolf de Maré (1919-1922) et de l’orchestre de l’Opéra Comique (1924-1925), chef permanent des Concerts Pasdeloup (1928-1932), directeur musical de l’Opéra d’Alger (1929-1930) puis à nouveau de l’Opéra Comique (1932-1933), auteur de plusieurs ouvrages sur la musique, il dirigea Benvenuto Cellini, Der Freischütz et Boris Godounov lors de la saison inaugurale du Théâtre des Champs-Élysées en 1913. Six ans plus tard, il fonde les concerts Ignace Pleyel destinés à mieux faire connaître la musique des 17e et 18e siècle. Il fut aussi à l’origine de l’Orchestre national de la radiodiffusion en 1934, devenu depuis l’Orchestre national de France.
Cet ami autant qu’interprète de Debussy avait entrepris d’écrire ses mémoires à rebours, c’est-à-dire en remontant le temps, d’où le titre donné à ce recueil de souvenirs : Mouvement contraire. Des deux parties initialement prévues, seule la première fut écrite et publiée en 1947. Réédité par les éditions de la Coopérative, enrichi d’une discographie et de nouvelles illustrations – 42 contre 8 dans la version originale –, ce témoignage débute en 1933 pour s’achever par l’évocation des premières années de l’auteur. Inhabituelle, l’approche trouve ses limites dans son principe tant il est préférable pour comprendre les faits et leurs conséquences d’en connaître les causes. Les anecdotes prennent le pas sur le récit tandis que se dessine en filigrane un monde aujourd’hui disparu, jusque dans le style de l’écriture d’une élégance surannée. Ainsi, les us et coutumes de l’Opéra d’Alger où les représentants de la haute société pour ne pas se mêler au peuple louaient les places voisines de leurs propres fauteuils. Ainsi, cette description de l’ancienne Salle Pleyel où Chopin avait donné son premier et son dernier concert. Ainsi le récit d’une soirée chez Madeleine Lemaire où Reynaldo Hahn allait chanter « tout ce qu’on lui demanderait, en français ou en italien, en allemand ou en anglais, la cigarette aux lèvres et s’accompagnant lui-même, en dépit de l’heure et de la fatigue ». Ainsi le chantier de l’Avenue Montaigne où l’on prépare la première saison du Théâtre des Champs-Elysées, la rencontre avec Debussy et les maladresses de Gabriel Astruc surnommé le magnifique. Ainsi les rumeurs des coulisses de l’Opéra-Comique sous l’ère post Albert Carré et lors des obsèques de ce dernier en 1938 cette drôle de coïncidence : Carina Ari, ballerine, chorégraphe et épouse d’Inghelbrecht, hèle pour se rend aux funérailles un taxi dont le chauffeur s’avére être Blondin, le créateur trente-six ans plus tôt du petit Yniold dans Pelléas et Mélisande.
Si l’époque a changé, si certaines considérations prêtent à sourire – la partition des Erynnies de Massenet victorieuse de l’épreuve du temps –, certaines préoccupations demeurent. Le rôle par exemple des théâtres nationaux envisagés comme « musées de la musique, où ses chefs d’œuvre pourraient toujours être entendus dans les meilleurs conditions de fidélité de la pensée des auteurs ». Aujourd’hui encore, la question interpelle. Autre exemple, cette réflexion sur l’interprétation : « à notre époque, au fond, on ne prend plus le temps de réfléchir en travaillant. On ne prend même plus le temps de travailler vraiment. […] Et ce n’est pas la moindre vertu du disque que de nous rappeler parfois le vieux proverbe qui prétend que « le temps se venge de ce qui a été fait sans lui » ». Tout change mais au fond, rien n’a changé.