On se souvient de la prise de rôle de Jeanine De Bique, magistrale, dans la Rodelinda montée à Lille il y a trois ans.
Pour le premier récital qu’elle enregistre, quelle riche idée a-t-elle eue de penser semblable programme, avec Yannis François ! Cleopatra, Agrippina, Rodelinda, Deidamia, et bien sûr Alcina, ont inspiré la plupart des contemporains de Haendel, illustrant parfois les mêmes livrets. Aussi, mettre en miroir certains airs composés par Haendel avec les réalisations de Graun (Cleopatra et Rodelinda), de Telemann (Agrippina), de Manna (Deidamia) et de Broschi (Alcina) est-il aussi instructif que passionnant. La réalisation couvre plus de trente ans de la production du Saxon (de 1709 à 1741) et se double de la découverte de trois airs jamais enregistrés auparavant. Enfin, de sorte à valoriser l’orchestre seul, et à différencier l’écoute, l’ouverture de Partenope est donnée dans deux versions (Haendel, 1730, et Vinci, 1725).
La variété des situations dramatiques, des caractères, des émotions que reflètent les airs choisis permet à Jeannine De Bique d’illustrer la plus large palette expressive. Cleopatra pour commencer. L’air bien connu, de Graun, « Tra le procelle assorto », trouve ici la souplesse séduisante qui faisait souvent défaut aux rivales. La voix est chaude, agile et légère, bien projetée, avec des aigus superlatifs. Le récitatif et l’air confiés au même personnage par Haendel n’en ont que plus de prix, écrits pour la Durastanti. L’invocation aux dieux, avec ses accords enfiévrés, hachurés, aux cordes, est d’une singulière puissance dramatique, et l’air suivant, plainte pathétique, nous touche par sa douleur sincère. Agrippina, résolue à tout mettre en œuvre pour que son fils, Néron, prenne le pouvoir de Claude, chante sa détermination dans « L’alma mia fra le tempeste ». La virtuosité de cet air concertant, avec hautbois, emprunté à Cesti, est illustrée avec brio par notre soliste, dont le tempérament, comme la longueur de voix, sont indéniables. Du très grand Haendel. Telemann, peu auparavant, nous en donnait un autre portrait. Jeanine De Bique s’y hisse au même niveau qu’Ann Hallenberg, ce qui n’est pas rien. L’opulence, la chaleur du timbre comme la légèreté, la conduite emportent les suffrages dans les deux airs de Rodelinda : le premier emprunté à l’ouvrage de Haendel qui a révélé la grande voix de notre cantatrice, le second, postérieur, à Graun. C’est un moment de grâce que le premier, dans lequel l’héroïne s’anime à la perspective de retrouver Bertarido. De Graun, l’air résolu, incisif, aux amples traits virtuoses, n’est pas moins beau. Deidamia, amante d’Achille que son père, Pélée, cherche à soustraire à la guerre de Troie, est tout aussi séduisante, dans cet air de Haendel, de caractère voisin. Gennaro Manna nous en peint la face interrogative, alternée avec une passion éclatante. Nouveau régal vocal offert par Jeannine De Bique, à qui nous devons ce premier enregistrement. Prochaine Alcina, dans la mise en scène de Robert Carsen, à l’Opéra Garnier, notre extraordinaire interprète réserve pour la fin de l’enregistrement le lamento balancé, de sérénité désespérée, où l’héroïne aspire à la mort, qui lui est refusée. Le même texte, illustré sept ans après, par Riccardo Broschi est une nouvelle découverte. Toujours sur ce balancement ternaire, la ligne est comme apurée, avec un orchestre diaphane. L’intensité dramatique, différente, n’est pas moindre. Le Concerto Köln, toujours apprécié, se montre constamment lisible, coloré (le basson, les hautbois…), aussi lyrique que la voix dont il est le précieux compagnon.
Le CD, publié sous le label Berlin Classics, ne comporte qu’une notice en allemand, traduite seulement en anglais. Le texte des airs chantés n’est accessible que par le scan d’un QR code, économie de papier certes, mais est-ce bien raisonnable ? Ces menues réserves ne doivent pas altérer le bonheur que nous dispensent avec générosité Jeanine De Bique et les musiciens conduits par Luca Quintavalle, depuis le clavecin où il assure le continuo.