Alors que la bande dessinée franco-belge de Morris, Les aventures de Lucky Luke, connaît en France un immense succès, à l’égal des westerns tant américains qu’italiens, pourquoi faut-il que le seul opéra « à l’américaine » de Puccini soit si peu joué dans notre pays ? Peut-être ceci explique-t-il cela, car autant le personnage de Calamity Jane – qui sans être à l’origine du personnage de Minnie, n’est pas sans en rappeler certaines facettes – est facile à caricaturer et à jouer à l’écran, il n’est pas si évident de trouver une Sylvie Testud pour chanter le rôle de Minnie.
Emmy Destinn, la créatrice du rôle au Metropolitan Opera de New York, avec Caruso, mêlait une forte personnalité et une grande intensité dramatique à une voix d’une grande puissance. Par la suite, nombre de cantatrices se sont frottées au rôle, sans toujours parvenir à le rendre plausible. Parmi celles qui ont le mieux réussi, dans des genres différents, rappelons Renata Tebaldi (le beau chant), Antonietta Stella (la bonne fille), Mara Zampieri (la violente), qui ont toutes laissé, parmi d’autres, un souvenir vivace. Eva Maria Westbroek peut-être pas. Car le rôle est en effet complexe, et sans doute faut-il trouver un juste équilibre entre le physique du personnage et le naturel, voire le réalisme de l’interprétation.
L’histoire est fort simple, et peut se résumer en quelques lignes : à l’époque de la ruée vers l’or (revoir Chaplin et Georgia Hale), Minnie tient un saloon et sert de mère – non, non, rien de plus, qu’allez-vous imaginer ? – aux rudes gaillards qui viennent y dépenser leur or. Le shérif Jack Rance voudrait épouser Minnie, qui le repousse. Entre Dick Johnson : coup de foudre. Mais Johnson est en fait Ramerrez, un terrible bandit venu là pour voler l’or des mineurs. Minnie n’en change pas pour autant d’avis, et joue la vie du brigand bienaimé au poker (au passage, elle triche pour être plus sûre de le conserver). Johnson, rattrapé par les mineurs, va être pendu ; sauvé par Minnie qui convainc les chercheurs d’or de le laisser partir, il s’en va avec elle « vers une vie nouvelle de rédemption ».
Daniela Dessì n’est pas une débutante dans le rôle de Minnie, mais est-ce à dire qu’elle y est ici à son sommet ? En un moment où la cantatrice, déprogrammée par Franco Zeffirelli qui la trouvait trop grosse, pose dans des robes froufroutantes (voir son interview du 8 mars 2010 par Christophe Rizoud), elle fait ici la couverture du DVD en sorte de Baby Jane avinée, et se promène dans des costumes peu seyants, voire même boudinée dans une robe de chambre. Surtout, elle n’arrive pas à se départir d’une grande dose de vulgarité, minaudant les mains sur les hanches, genre Carmen de Prisunic : sans doute Minnie n’a-t-elle pas suivi les cours de Nadine de Rotschild, mais pour autant, Tebaldi, Stella et Zampieri n’étaient jamais vulgaires. Mais à force de faire naturel et enjoué, la Dessì compose un personnage taillé à la serpe, tout d’une pièce, auquel on ne croit pas vraiment. Elle n’apparaît jamais un seul instant comme la patronne du saloon, mais plutôt comme une sorte de meneuse de revue qui s’agite en tous sens, et qui arrive même à cheval en costume rouge à fourrure à la Taras Boulba, coiffée d’une toque genre Castors Juniors. Côté vocal, c’est plutôt joli et bien fait, en tous cas c’est très professionnel. De ce fait, le « beau chant » paraît en décalage, et l’on se prend à souhaiter, un peu comme pour la Lady Macbeth à laquelle rêvait Verdi, une voix moins belle.
Fabio Armiliato campe de son côté une espèce de Jess James (pour continuer avec les aventures de Lucky Luke !). Mince dans une longue redingote, il crée un personnage très plausible et sexy : mais si l’on peut donc très bien comprendre que Minnie ait jeté son dévolu sur lui, on comprend moins bien l’inverse… Peut-être évidemment paraît-il un peu fluet à côté des rudes gaillards auxquels il est censé se mesurer, mais qu’importe, la silhouette est convaincante. Vocalement parlant, il paraît également à l’aise, et défend fort vaillamment le personnage : si l’on ne prend pas garde à ses repères, on est tout autant convaincu. Ces repères : ce sont bien sûr Mario del Monaco et Placido Domingo. Et là, on s’aperçoit que tout un pan du personnage a disparu, la puissance et la force physique qui manquent quelque peu à la parfaite construction du personnage.
Lucio Gallo est le vrai « méchant » d’opéra (nous avons déjà souligné son excellent Scarpia de Macerata). Sans être Tito Gobbi ni Sherrill Milnes, il construit un personnage tout à fait intéressant. Il est dommage que lui aussi soit si mal habillé, et que la mise en scène l’empêche de donner toute la mesure du personnage, et la variété de ses réactions au fil de l’action. Tous les comparses, et ils sont nombreux, sont globalement bons, encore qu’ils ne paraissent pas toujours s’intéresser outre mesure à ce qui se passe sur scène.
Car la mise en scène d’Ivan Stefanutti est quasi inexistante. Là où l’on attendait le brouillard et la neige (toujours Charlot), on n’a qu’une scène de théâtre et une fosse d’orchestre, avec des mises en place et des mouvements hyper traditionnelles. Les décors et les costumes sont hideux, comme souvent à Torre del Lago. Les dispositifs scéniques, notamment, plombent l’action : gigantesque espace au début, horribles et gigantesques ossements suspendus au second acte (os de dinosaures ?), énorme Bible sur laquelle se hisse Minnie pour en faire la lecture aux mineurs. Pourtant, quand La Fanciulla était donnée aux thermes de Caracalla, espace encore plus vaste, au début des années 1970, le saloon était reconstitué à l’échelle du lieu, et l’on y croyait. L’orchestre, enfin, est dirigé honnêtement, sans plus, par Alexander Vedernikov, qui manque d’élan, donne le rythme et les inflexions, mais pas les grands élans de passion. La captation est honnête, ne seraient les affreuses pustules frontales (micros) dont sont affublés tous les chanteurs.
Aucun bonus ne nous est offert (alors que Torre del Lago pouvait à moindre frais offrir le thème d’un petit reportage publicitaire, avec quelques extraits d’autres spectacles). Le livret de 32 pages est bien illustré. Et les textes (en trois langues, anglais, français et allemand) intéressants. L’opéra lui-même est sous-titré en quatre langues (français, anglais, allemand et espagnol).
Globalement, ce DVD se laisse regarder sans déplaisir, mais sans guère d’enthousiasme non plus. Il n’apparaît pas comme destiné à devenir un must de nos vidéothèques.
Jean-Marcel Humbert