Alors que l’année des 350 ans se termine, une – ultime ? – publication vient enfoncer le clou de l’anniversaire de l’Opéra de Paris. Cette fois, c’est le directeur du département de la musique à la Bibliothèque nationale de France qui s’y colle, Mathias Auclair, bien connu pour sa participation à de nombreux catalogues pour les expositions présentées à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra. A l’en croire, « personne n’a réellement proposé une histoire générale de l’institution » avant lui : c’est sans doute vrai au sens où il entend « histoire générale », mais on se rappellera que l’Avant-Scène Opéra a récemment commémoré ces 350 ans par un numéro spécial. Evidemment, les ambitions n’étaient pas tout à fait les mêmes, ni en termes d’épaisseur du volume, ni en termes de précision dans les détails.
En effet, l’un des aspects frappants de l’ouvrage publié par les éditions Gourcuff Gradenigo (chez qui ont été publiés certains catalogues d’exposition de l’Opéra de Paris) est le nombre de fois où l’Opéra de Paris a changé de statut au fil des siècles. Le projet initial était original en ce qu’il voulait réunir sous le nom d’académie non pas des théoriciens subventionnés, mais bien des praticiens rémunérés grâce à la billetterie des spectacles montés. Et toute la difficulté consista à définir la nature du lien que cette institution aurait avec l’Etat, sans l’aide duquel équilibrer les comptes releva presque toujours de la mission impossible. Pour y remédier, on envisagea donc toutes sortes de solutions, d’autant plus nécessaires que le monopole des représentations lyriques n’eut qu’un temps, et que l’Opéra dut bientôt faire face à des concurrents plus ou moins redoutables et durables. Confiée tantôt à des particuliers, tantôt à la ville de Paris, oscillant entre la régie directe, le « privilège », la gestion par un comité, l’établissement public, etc., ou reprise dans son giron par le pouvoir suprême, souvent à des fins de propagande, l’institution n’a pas cessé, au cours de ses 350 ans d’existence, de passer par des réformes qui, sans toujours porter ce nom, n’en avaient pas moins le même effet : modifier tout ce qui n’allait pas pour un résultat parfois marginalement meilleur. De tous les directeurs de l’Opéra, Louis-Désiré Véron, dont le mandat dura de 1831 à 1835, est peut-être le seul à s’être enrichi durant son passage à la tête du théâtre, mais il faut préciser qu’il bénéficia de l’engouement suscité par Robert le Diable, sa première création, qui resterait un des piliers du répertoire jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Bien sûr, Mathias Auclair évoque aussi l’évolution du répertoire et de la programmation : l’apparition de l’alternance en 1779, le premier entracte lié à un changement de décor (l’installation du volcan pour La Muette de Portici en 1828), la première soirée entièrement consacrée au ballet (Sylvia de Delibes en 1876), le premier décor construit, pour Œdipe d’Enesco en 1936 (mais la toile peinte allait rester en vigueur jusqu’à l’arrivée de Rolf Liebermann)… Alors qu’à partir des années 1860 la création est en berne, on voit apparaître des rivaux comme le Théâtre-Lyrique, véritable « salon des refusés » accueillant tout ce dont l’Opéra de Paris ne voulait pas, ou le Théâtre de la Monnaie. Echaudé par l’expérience Tannhäuser en 1861, et refroidi par la guerre franco-prussienne, c’est seulement en 1891 que l’Opéra accueillit à nouveau un spectacle wagnérien. Mathias Auclair s’interroge aussi sur l’étonnante trajectoire des artistes français dans l’histoire du décor wagnérien : alors que pour créer Tannhäuser à Dresde en 1845, Wagner fait venir Despléchin, un des peintres attitrés de l’Opéra de Paris, alors que Bruxelles fit d’abord appel à des décorateurs parisiens pour monter les œuvres du compositeur, le palais Garnier est obligé de se tourner vers Bruxelles à la toute fin du siècle pour trouver les spécialistes compétents.
Le livre est richement illustré : esquisses de décors et de costumes, peintures, gravures, affiches, photographies (mais aucune de spectacle lyrique avant les années 1960, c’est dommage car il en existe, et de qualité tout à fait acceptable). Quelques broutilles à signaler, mais c’est inévitable dans un volume brassant une telle quantité d’informations : Les Bayadères de Catel est un opéra et non un ballet (p. 64), et l’on s’interroge sur la date (1868) indiquée pour la création de Turandot (p. 148).
On adhèrera en tout cas à la conclusion de l’ouvrage : « Au-delà des goûts et des intérêts d echacun, l’Opéra fascine, car il est une des manifestations de la vitalité politique, artistique, économique et sociale du pays. L’Opéra de Paris, c’est un peu la France », non sans la prendre cum grano salis, car cette histoire d’une institution parfois sclérosée au point de devenir ingouvernable, ce parcours qui a connu ses révolutions et ses périodes fastes, c’est aussi celle de la France, en effet.