Le compositeur brésilien Carlos Gomes (1836-1896) n’a pas eu de chance : malgré des efforts sporadiques pour les ressusciter – Placido Domingo a quand même enregistré une intégrale d’Il Guarany, créé à la Scala de Milan en 1870 – ses opéras n’ont pas su s’imposer durablement. Après avoir composé ses deux premiers opus lyriques sur des livrets en portugais, il s’était pourtant mis à travailler sur des textes italiens pour favoriser la diffusion internationale de ses œuvres. Lo schiavo se heurta à divers obstacles et fut créé, faute de mieux, à Rio en 1889, mais ne fut jamais entendu par les mélomanes de la péninsule. Du moins jusqu’à ce que le Teatro Lirico de Cagliari, toujours friand de raretés, ait l’idée de monter l’œuvre au cours de sa saison 2018-19. Et on ne lui tiendra pas rigueur d’avoir coupé le ballet du deuxième acte, même si, paradoxalement peut-être, la musique orchestrale de Gomes semble, au moins dans cet opéra, bien plus originale que son écriture vocale : l’ouverture de Lo schiavo baigne en effet dans un climat de rêverie lunaire dont on chercherait vainement l’équivalent chez Verdi, que le Brésilien ne se prive pas d’imiter copieusement tout le reste du temps.
Le livret s’y prêtait, avec son histoire de belle esclave exotique préférée par un « blanc » à la princesse qu’on lui destine. Outre Aida, il y a aussi une réminiscence des Pêcheurs de perles dans le livret, puisque le baryton, bien qu’épris de la soprano, ne l’en aide pas moins à s’enfuir avec le ténor. Là où Gomes n’a pas non plus eu de chance, c’est que son opéra, sur une idée d’un ami fervent anti-esclavagiste, a été créé juste après l’abolition de cette pratique au Brésil, ce qui privait l’argument d’une partie de sa force, d’autant que le librettiste italien préféra déplacer l’époque de l’action : initialement prévue pour se situer en 1801 et opposer les colons aux esclaves importés d’Afrique, elle fut repoussée en 1567, entre conquistadors et population indigène. Autre curiosité du livret, le marivaudage entre Américo, le ténor, et une comtesse française qui a des vues sur lui, scène qui introduit un moment presque comique au deuxième acte.
Pour nous raconter les mésaventures méconnues d’Ilàra et d’Iberè, Cagliari a eu la sagesse de ne pas tenter la « relecture » là où il n’y avait encore jamais eu lecture. La production propose donc une modeste illustration du livret, où Davide Garattini Raimondi s’efface derrière l’œuvre, et laisse parler à sa place les décors de bon goût et les costumes historiques conçus par son équipe. Il ajoute malgré tout quelques cadavres ici et là, pour nous rappeler que l’esclavage était une vilaine chose.
Hélas, la distribution n’est peut-être pas de nature à propulser Lo schiavo au firmament. Svetla Vassileva fait une carrière essentiellement verdienne dans les théâtres de la péninsule, même si on a pu l’entendre en France dans Madame Butterfly à Marseille ou à Paris. Mais comme ont permis de le constater plusieurs DVD publiés en 2013 par C Major dans son intégrale Verdi, si l’interprète est tout à fait photogénique, sa voix est beaucoup moins phonogénique, et Ilàra pâtit d’un énorme vibrato dans la nuance forte. Dès que Svetla Vassileva reste dans le piano, le résultat est enchanteur, comme dans la majeure partie de ses deux principaux airs, « O ciel di Parahyba » et « Come serenamente il mar ». Dommage que tout le rôle ne soit pas fait de pianissimi. Scéniquement, Massimiliano Pisapia n’est pas crédible une seconde dans son personnage de jeune homme fougueux, il faut donc un peu fermer les yeux dès qu’il apparaît pour se concentrer sur son chant : si le timbre n’est pas le plus séduisant qui soit, le ténor a été à bonne école et la voix est bien conduite. En troupe à Munich où il collectionne les seconds rôles, Andrea Borghini est bien le type de baryton que l’on attend dans ce répertoire, en termes de couleurs et d’énergie ; peut-être l’aigu pourrait-il se libérer davantage, mais on est déjà bien content qu’Iberè ait trouvé un tel interprète. Elisa Balbo possède toute l’autorité nécessaire à incarner la comtesse de Boissy, coquette et néanmoins prête à affranchir ses esclaves; elle fait valoir une voix agile et puissante mais non dépourvue de stridences parfois. Dongho Kim est une basse solide, tant dans le rôle du père du héros que dans sa brève apparition en Indien rebelle.
A la tête de l’orchestre et des chœurs de l’Opéra de Cagliari (on sent les pupitres féminins un peu à la peine dans certains aigus tenus), John Neschling dirige la partition de Gomes avec probité, soulignant les beautés réelles de cet opéra qui aurait sans doute besoin d’être porté par des chanteurs de tout premier plan pour durablement retenir l’attention.