Il n’avait fallu rien de plus que les trois minutes d’un « Dich teure Halle » souverain devant le public surchauffé du concours Operalia 2015 pour que l’affaire fût entendue : notre époque s’était trouvée en Lise Davidsen une chanteuse pouvant s’inscrire dans la lignée des grandes wagnériennes de l’Histoire. Elisabeth à Bayreuth puis Sieglinde à Paris, confinée mais ô combien libérée, ont confirmé un talent dont l’évidence taraude public et programmateurs : à quand Brünnhilde, à quand Isolde ?
On soupçonnerait alors un brin d’ironie dans la façon dont Davidsen choisit, pour son deuxième récital chez Decca, de ne faire apparaître Wagner que par le prisme déthéâtralisé des Wesendonck-Lieder, au sein d’un programme presque nostalgique à force d’être éclectique : il y a bien longtemps que des voix au format plutôt modeste, chapeautées par des orchestres sur instruments d’époque, ont remplacé les sopranos dramatiques qui s’illustraient naguère dans le « Ah ! Perfido » de Beethoven ou la Médée de Cherubini ; les deux permettent ici à Lise Davidsen, non pas de nous rappeler le souvenir suranné d’une Kirsten Flagstad chantant Alceste, mais de nous montrer qu’une voix authentiquement ample dont le naturel n’est pas forcé n’a aucune raison de sacrifier une part de son agilité pour sauvegarder son volume. Nourrie à la musique baroque durant ses années de formation, Lise Davidsen chante toujours des lignes et jamais des notes, trouve dans la substance même de la musique les élans et les reliefs nécessaires pour caractériser ces amoureuses éconduites. Autre femme délaissée, Santuzza est de la même eau, moins explosive que résignée, mais profondément douloureuse. Verdi suit avec naturel : Leonora comme Desdemona sont souples et légères, presque candides dans l’expression, jeunes filles frappées par le destin, et dont le feu intérieur est tout entier révélé par un timbre qui sait à l’envi se faire diaphane tout en gardant sa pulpe, son épaisseur. Entendre un tel format afficher pareille aisance dans ces pages a de quoi surprendre – et nourrir quelques regrets anachroniques : une telle Desdémone eût porté une réplique de rêve à Jon Vickers…
A côté des surprises, il y a quelques attentes, en passant aux œuvres que Lise Davidsen chante plus souvent sur scène : « Abscheulicher ! », qui ouvre le disque, fait écho aux représentations londoniennes de Fidelio, arrachées in extremis à la première vague de la Covid il y a un an. Le souffle, l’énergie, les harmoniques, la finesse de la diction ramènent encore à ce que de vieux mélomanes aux yeux humides appellent si souvent « l’âge d’or…». Les Wesendonck-Lieder aussi : l’accompagnement de Mark Elder s’y borne à être métronomique (alors même que le London Philharmonic montre des couleurs somptueuses) mais il ne plombe pas vraiment une interprétation réservée sans doute, timide peut-être, mais d’une musicalité à toute épreuve. Les volutes de « Der Engel » comme les redoutables marches harmoniques de « Stehe still ! » ne posent pas de difficulté, et il nous semble bien que Lise Davidsen inspire profondément au début de « Schmerzen » et ne reprend plus son souffle jusqu’à la toute dernière note. Puis fait pareil pour « Träume », où l’on regretterait tout juste que les changements de tempo, quelques peu abruts, nous empêchent de rejoindre totalement le pays des rêves. Mais comme nous sommes en plein âge d’or, à quoi rêver de plus ?